La récession avait frappé plus durement à Baltimore qu’à Minneapolis/Saint Paul. La ville s’en était sortie sans problème dans les premières années du siècle, mais le centre-ville avait vite perdu ensuite ce lustre de prospérité, s’était petit à petit transformé en un ensemble de devantures vides, d’écrans à plasma brisés, de panneaux d’affichages criards rendus pastel par le soleil et les intempéries.
Sue s’est garée derrière un petit restaurant mexicain et m’a accompagné à l’intérieur. Le personnel l’a reconnue et l’a saluée par son nom. Le costume de notre serveuse lui donnait l’air de sortir d’une mission du XVII esiècle, ce qui ne l’a pas empêchée de nous énumérer les plats du jour avec un accent heurté de Nouvelle-Angleterre. Elle a adressé à Sue un sourire qui rappelait celui d’un métayer à un propriétaire bienveillant : j’en ai déduit que Sue ne lésinait pas sur les pourboires.
Nous avons discuté un moment de tout et de rien : des événements actuels, de la crise d’Oglalla, du procès Pemberton. Sue essayait de retrouver le ton de notre relation, cette intimité familiale qu’elle avait établie avec tous ses étudiants à Cornell. Elle n’avait jamais aimé être traitée en figure d’autorité. Elle ne s’en remettait à personne et ne supportait pas qu’on s’en remette à elle. Elle était assez vieux jeu pour imaginer les scientifiques au travail comme des plaignants munis des mêmes droits face à la barre absolue de la vente.
Depuis Cornell, m’a-t-elle appris, le projet Chronolithe l’avait accaparée de plus en plus, jusqu’à devenir toute sa carrière. Elle avait publié d’importants articles théoriques durant cette période, mais jamais sans l’imprimatur de la sécurité nationale. « Et notre travail le plus important ne peut être publié, de peur de mettre l’arme entre les mains de Kuin.
— Tu en sais donc bien plus que ce que tu peux dire.
— Oui, bien plus… mais pas assez. » La serveuse a apporté du riz et des haricots. Sue s’est plongée dans son assiette en fronçant les sourcils. « Je suis aussi au courant pour toi, Scotty. Tu as divorcé de Janice, ou vice versa. Ta fille vit maintenant avec sa maman. Janice s’est remariée. Pendant cinq ans, tu as effectué à Campion-Miller un travail de qualité mais dans un domaine extrêmement limité, ce qui est honteux, parce que tu es une des personnes les plus brillantes que je connaisse. Pas un génie du genre en chaise roulante, mais brillant. Tu peux faire mieux.
— C’est ce qu’on écrivait toujours sur mon bulletin scolaire : « peut mieux faire ».
— Tu as réussi à t’en remettre, pour Janice ? »
Sue posait des questions intimes avec la brusquerie d’un agent du recensement. Je ne crois pas qu’il lui soit jamais venu à l’esprit qu’on puisse s’en offusquer.
Aussi ne s’en offusquait-on pas.
« En gros, oui, ai-je répondu.
— Et votre fille ? Kaitlin, c’est ça ? Mon Dieu, je me souviens quand Janice était enceinte. Avec son gros ventre. On aurait dit qu’elle avait planqué une Coccinelle Volkswagen sous ses vêtements.
— Kait et moi nous entendons bien.
— Tu aimes toujours ta fille ?
— Oui, Sue, j’aime toujours ma fille.
— Bien entendu. C’est tellement toi. » Elle a eu l’air sincèrement ravie.
« Et toi, à propos ? Tu as quelque chose en cours ?
— Eh bien, je vis seule. Je vois bien quelqu’un de temps en temps, mais ce n’est pas vraiment une relation. » Sue a baissé les yeux avant d’ajouter : « Elle est poète. Le genre de poète qui travaille dans un magasin. Je ne me résous pas à lui apprendre que le FBI a déjà mis le nez dans sa vie. Elle en sauterait au plafond. De toute façon, elle voit aussi d’autres personnes. Nous ne sommes pas monogames. Plutôt polyamoureux. Et surtout, nous sommes à peine ensemble. »
J’ai levé mon verre. « Drôle d’époque.
— Drôle d’époque. Skol. Au fait, j’ai vu que tu ne parlais pas à ton père. »
J’ai failli m’étouffer.
« J’ai eu le relevé de ta ligne téléphonique sous les yeux, a-t-elle expliqué. C’est lui qui appelle, et cela ne dure jamais plus de trente secondes.
— On fait un concours. Pour gagner, il faut raccrocher le premier. Merde, Sue, ce sont des appels privés.
— Il est malade, Scotty.
— Vas-y, dis-moi tout.
— Non, vraiment. Tu savais pour son emphysème, j’imagine. Mais il a consulté un oncologue. Cancer du foie, métastatique, qui ne réagit pas aux traitements. »
J’ai posé ma fourchette.
« Oh ! Désolée, Scotty, a-t-elle dit.
— Tu réalises que je ne te connais pas ?
— Bien sûr que si, tu me connais.
— Je t’ai connue il y a longtemps. Et pas intimement. J’ai connu une jeune universitaire, pas une femme qui me fait virer… et branche mon téléphone sur une putain de table d’écoute !
— Il n’y a plus de vie privée, de nos jours. Plus vraiment.
— Il est… mourant ?
— Sans doute. » Son visage s’est assombri quand elle a pris conscience de ses paroles. « Oh, mon Dieu ! Pardonne-moi, Scotty. Je parle sans réfléchir. Comme si j’étais limite autiste ou je ne sais quoi. »
Ça, au moins, c’était quelque chose que je savais sur elle. Je suis sûr qu’on a répertorié et génétiquement cartographié le défaut de Sue, cette incapacité bénigne à lire ou à prédire les sentiments des autres. En plus, elle adorait parler… du moins à l’époque.
« Ça ne me regarde pas, a-t-elle reconnu. Tu as raison.
— Je n’ai pas besoin d’un parent de substitution. Je ne suis même pas sûr d’avoir besoin de ce boulot.
— Scotty, ce n’est pas moi qui ai commencé à tenir la liste de tes appels. Tu peux prendre ce boulot ou non, mais le refuser ne te procurera pas une vie normale. Que tu l’aies su ou non à l’époque, tu y as renoncé à Chumphon. »
J’ai pensé : mon père est en train de mourir. Je me suis demandé si je m’en fichais ou pas.
De retour dans la voiture, Sue s’excusait toujours. « Ai-je tort de remarquer qu’il y a un lien entre nous ? Que les Chronolithes ont donné à nos deux vies une forme que nous ne pouvons contrôler ? Mais j’essaye de faire pour le mieux, Scotty. J’ai besoin de toi ici, et je pense que tu t’accomplirais davantage dans ce travail que chez Campion-Miller. » Elle est passé au feu orange et le clignotement de réprimande sur son contrôle tête haute l’a fait ciller. « Je me trompe en soupçonnant que tu veux être impliqué dans ce que nous faisons ? »
Non, mais je ne lui ai pas donné la satisfaction de l’avouer.
« Et puis…» Est-ce qu’elle rougissait ? « Franchement, j’apprécie ta compagnie.
— Tu ne dois pourtant pas en manquer.
— J’ai des collègues, pas de la compagnie. Personne qui compte. Et de toute façon, tu sais que ce n’est pas une mauvaise proposition. Pas dans le monde dans lequel nous vivons. » Elle a ajouté d’une voix presque timide : « Et ça te permettrait de voyager. De voir du pays. D’assister à des miracles. »
Stranger than science.
Dans la grande tradition de l’emploi fédéral, j’ai attendu trois semaines que quelque chose se produise. Les employeurs de Sulamith Chopra m’ont trouvé un motel et m’y ont abandonné. Chaque fois que j’appelais Sue, on me passait à un fonctionnaire du nom de Morris Torrance, qui me conseillait d’être patient. Le service en chambre était gratuit, mais on ne peut pas vivre uniquement de service en chambre. Je ne voulais pas abandonner mon appartement de Minneapolis tant que je n’avais rien signé de concret, et chaque jour passé dans le Maryland me faisait perdre de l’argent.
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