Puis le routier m’a aperçu dans son rétroviseur, s’est rabattu sur la droite et m’a laissé le doubler.
La Leica m’a dépassé à fond comme si de rien n’était. Je me suis retrouvé couvert de sueur froide au volant… sans forces, fondamentalement perdu, à descendre une route grise entre l’oubli et l’oubli.
Une semaine plus tard, j’ai reçu une bonne nouvelle, Janice m’a appelé pour m’informer qu’on allait donner une oreille neuve à Kait.
« Ce sera une réparation complète, Scott, du moins on l’espère, étant donné qu’elle est née avec une ouïe normale et que les circuits nerveux nécessaires à l’audition doivent toujours être en place. Ça s’appelle une prothèse mastoïdo-cochléaire.
— C’est vraiment possible ?
— La procédure est assez récente, mais le taux de réussite approche des cent pour cent pour les patients au passé médical identique à celui de Kait.
— Il n’y a pas de danger ?
— Pas vraiment. Mais c’est une opération chirurgicale importante. Elle passera plus d’une semaine à l’hôpital.
— C’est pour quand ?
— Dans six mois, jour pour jour.
— Et pour le financement ?
— Whit est bien couvert. Sa mutuelle accepte d’en prendre en charge au moins une partie. Je peux retirer un peu d’argent de mon plan de retraite, et Whit est prêt à payer le reste de sa poche. Il faudra peut-être prendre une deuxième hypothèque sur la maison. Mais c’est le prix à payer pour que Kaitlin puisse avoir une enfance normale.
— Laisse-moi participer.
— Je sais que tu ne roules pas vraiment sur l’or en ce moment, Scott.
— J’ai de l’argent de côté.
— Et je te remercie de ta proposition. Mais… franchement, Whit serait plus à l’aise s’il s’en occupait lui-même. »
Kait s’était bien adaptée à sa perte auditive. À moins de remarquer sa façon de pencher la tête ou celle de se renfrogner quand les conversations se faisaient moins sonores, on ne s’apercevait pas de son handicap. Mais il la rendait inévitablement différente, la condamnait au premier rang en classe, où trop d’enseignants s’étaient adressés à elle en exagérant leurs voyelles et en se comportant comme si son problème d’audition provenait d’une déficience intellectuelle. Elle était gênée quand elle jouait dans la cour de l’école, et on la surprenait facilement de derrière. Tout cela, associé à sa timidité naturelle, l’avait rendue un peu trop accro au Net, égocentrique, et parfois maussade.
Mais cela changerait. Les dégâts semblaient sur le point d’être réparés grâce aux progrès récents de l’ingénierie biomédicale. Et grâce à Whitman Delahunt. Et si mon ego se froissait un peu de le voir se mêler de l’intérêt de ma fille… eh bien, mon ego pouvait aller se faire foutre.
Kaitlin retrouverait son intégrité. Le reste n’avait aucune importance.
« Mais j’y tiens, Janice. Je le dois à Kaitlin depuis longtemps.
— Pas vraiment, Scott. Tu n’es en aucun cas responsable de son problème d’oreille.
— Je veux participer à sa diminution.
— Eh bien… Whit te laisserait sans doute apporter une petite contribution, si tu insistes. »
J’avais eu cinq années frugales. Ma « petite contribution » s’est montée à cinquante pour cent du coût de l’opération.
« Bon, Scotty, a dit Sue Chopra, prêt à partir en voyage ? »
Je lui avais déjà parlé de l’opération de Kaitlin. Je lui avais annoncé vouloir tenir compagnie à Kait pendant sa convalescence et je l’avais prévenue que je ne transigerais pas là-dessus.
« On l’opère dans six mois, a dit Sue. Nous serons revenus bien avant. »
Sibyllin. Mais elle semblait enfin prête à lever le voile sur toutes ses allusions des derniers jours.
Dans la cafétéria spacieuse mais quasiment vide, nous nous sommes assis tous les quatre à une table près de la seule fenêtre, qui surplombait l’autoroute. Sue, Morris Torrance, un jeune homme du nom de Raymond Mosely et moi.
Ray Mosely, étudiant en physique de troisième cycle issu du MIT, travaillait avec Sue sur les inventaires des sciences dures. Il avait vingt-cinq ans, de la bedaine, l’air peu soigné de sa personne et en même temps brillant comme un sou neuf. Il était d’une timidité maladive. Il m’avait évité des semaines durant, apparemment parce qu’il ne m’avait jamais vu avant. Il avait fini par m’accepter quand il avait compris n’avoir pas en moi un rival pour l’affection de Sue Chopra.
Sue, bien entendu, avait au moins douze ans de plus que lui et ses inclinations sexuelles ne la poussaient aucunement vers les hommes, encore moins vers les jeunes physiciens timides qui s’imaginaient qu’une longue conversation sur les interactions du muon constituait une invite à une intimité physique. Sue lui avait expliqué tout cela une fois ou deux. Ray était censé s’être résigné à cette explication, mais il lui lançait toujours des regards stupides de l’autre côté de la table poisseuse et se rangeait à son opinion avec la loyauté d’un amant.
« Le plus stupéfiant, a commencé Sue, est la quantité de ce que nous n’avons pas appris sur les Chronolithes en dépit de toutes ces années écoulées depuis Chumphon. Tout ce que nous pouvons faire, c’est les caractériser un peu. Nous savons par exemple qu’il est impossible de renverser une pierre de Kuin, y compris en sapant ses fondations, parce qu’elle se maintient dans une orientation précise, à une distance fixe du centre de la Terre, même s’il lui faut pour cela flotter dans l’air. Nous la savons spectaculairement inerte, nous savons qu’elle a un indice de réfraction donné, nos inspections nous ont appris qu’elle a plus probablement été moulée que sculptée, etc., etc. Mais rien de tout cela ne relève d’une véritable compréhension. Nous comprenons les Chronolithes de la manière dont un théologien du Moyen-âge comprendrait une automobile. C’est lourd, les garnitures chauffent si on les laisse au soleil, il y a des pièces pointues et d’autres non. Certains de ces détails peuvent avoir de l’importance, la plupart n’en ont sans doute pas, mais on ne peut les éliminer sans s’appuyer sur une théorie globale. Ce qui est précisément ce dont nous manquons. »
Nous avons hoché la tête avec sagesse, comme d’habitude lorsque Sue se lançait dans des explications.
« Certains détails ont pourtant plus d’intérêt que d’autres, a-t-elle continué. Nous avons par exemple plus ou moins la preuve qu’il se produit une augmentation graduelle et progressive de la radiation de bruit de fond locale au cours des semaines précédant la manifestation d’un Chronolithe. Augmentation qui n’a rien de dangereux, mais est parfaitement mesurable. Les Chinois ont un peu creusé la question, à l’époque où ils nous communiquaient encore le résultat de leurs recherches. Et puis les Japonais ont eu un coup de pot.
« Ils ont toujours un réseau de stations de mesure de radioactivité en service autour de leur réacteur à fusion Sapporo/Technics. Tokyo tentait de repérer la source de tout ce rayonnement parasite dans les jours précédant l’apparition du Chronolithe. Les mesures ont atteint un maximum à l’arrivée du monument, et ont très vite retrouvé ensuite un niveau normal.
Ce qui signifie, a expliqué Ray Mosely comme s’il servait d’interprète à des idiots, que si nous ne pouvons empêcher l’arrivée d’un Chronolithe, nous pouvons plus ou moins la prévoir.
— Et avertir la population, a ajouté Sue.
— Ça semble prometteur… si on sait où regarder, ai-je dit.
— Ouais, c’est là que le bât blesse, a admis Sue. Mais il y a beaucoup d’endroits où on surveille la radioactivité ambiante. Et Washington s’est arrangé avec un certain nombre de gouvernements amis pour qu’on mette en place des détecteurs dans les principales zones urbaines. D’un point de vue protection civile, cela signifie que nous pourrons faire évacuer.
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