Le gouvernement fédéral, pour des raisons que le plus ancien des sénateurs du Maryland est probablement le seul à connaître, avait installé cette branche de sa force d’enquête sur le Chronolithe dans un immeuble quelconque d’un parc industriel de la périphérie de Baltimore. C’était une simple enfilade basse de bureaux et de bibliothèques improvisées. Sue m’a expliqué que la part purement scientifique des travaux de recherches était effectuée par des universités et des laboratoires fédéraux. Sa responsabilité à elle tenait plus de l’animation d’un groupe de réflexion chargé de collationner les résultats, de fournir des prestations d’expert-conseil et d’agir comme chambre de compensation pour la bourse allouée par le congrès. En essence, le travail de Sue consistait à évaluer l’état actuel des connaissances et à identifier les nouvelles lignes de recherche les plus prometteuses. Ses supérieurs immédiats travaillaient dans des agences gouvernementales ou en tant qu’assistants parlementaires. Elle représentait l’échelon supérieur, dans les forces de recherche sur les Chronolithes, de ce qu’on pouvait raisonnablement appeler la science.
Je me suis demandé comment quelqu’un d’aussi attaché à la recherche que Sue Chopra avait pu aboutir dans un vulgaire boulot de direction. J’ai arrêté de me poser la question lorsqu’elle a ouvert la porte de son bureau pour m’inviter du geste à y entrer. La grande pièce renfermait un bureau laqué d’occasion et d’innombrables meubles-classeurs. L’espace entourant son terminal de travail croulait sous les coupures de presse, les journaux, les impressions de courriers électroniques. Quant aux murs, ils étaient recouverts de photographies.
« Bienvenue dans le saint des saints », a dit Sue d’un air enthousiaste.
Des photos des Chronolithes.
De tous les Chronolithes, portraits professionnels avec beaucoup de piqué, instantanés pris par des touristes ou énigmatiques clichés satellites en fausses couleurs. Il y avait celui de Chumphon avec plus de détails que je n’en avais jamais vu, les lettres de son inscription mises en valeur par une lumière rasante. Et celui de Bangkok, et la première image gravée de Kuin lui-même. (La plupart des experts doutaient de la fidélité de la représentation. Ils en trouvaient les traits trop génériques, presque comme s’ils sortaient d’un processeur graphique programmé pour fournir une image de « maître du monde ».)
Il y avait ceux de Pyongyang et de Hô Chi Minh-Ville. Ceux de Taipei, de Macao et de Sapporo, celui de la plaine de Kantô dominant une paire de silos foudroyés. Celui de Yichang, avant et après l’inutile frappe nucléaire, avec le monument hautainement intact et l’artère tranchée et ravagée là où l’explosion avait brisé le barrage sur la rivière Jaune.
Et aussi, vu d’orbite, l’écoulement brun dans la mer de Chine.
Sur toutes, le visage de Kuin, imperturbable, observait les environs comme depuis un trône de nuages.
« En fin de compte, les Chronolithes ont presque complètement inversé le concept de monument, m’a dit Sue tandis que je regardais ces images. Un monument sert à laisser un message au futur, à permettre aux morts de parler à leurs descendants.
« Contemplez mon œuvre, ô puissants, et vous désespérez [4] Look upon my work, ye mighty, and despair. Extrait d’ Ozymandias, célèbre sonnet de Shelley dans lequel un voyageur raconte au narrateur que l’on trouve au milieu d’un désert de son pays les ruines d’une statue colossale dont le piédestal porte ces mots. (N.d.T.)
. »
— Exactement. Sauf qu’avec les Chronolithes, c’est l’inverse. Ils n’annoncent pas « j’étais ici » mais « j’arrive. Je suis votre avenir, que cela vous plaise ou non ».
— Contemplez mon œuvre et tremblez.
— C’est d’une perversité admirable.
— Tu l’admires, toi ?
— Pour tout te dire, Scotty… j’en ai parfois le souffle coupé.
— Moi aussi. » Sans dire que cela m’avait aussi séparé de ma femme et de ma fille.
Découvrir sur le mur de Sue Chopra une recréation de mon obsession envers les Chronolithes m’a perturbé, comme si je venais de m’apercevoir que nous avions un poumon commun. Mais bien entendu, c’était justement pour cela que ce travail lui plaisait : il lui permettait de savoir à peu près tout ce qu’il était possible de savoir sur les Chronolithes. De la recherche plus appliquée l’aurait confinée dans une perspective bien plus limitée, du genre dénombrement des anneaux de réfraction ou débusquage d’insaisissables bosons.
Et il lui permettait aussi de se consacrer aux maths approfondies, et peut-être même davantage que par le passé, étant donné que, jour après jour, la quasi-totalité des travaux de recherche classés secrets passait sur son bureau.
« Et voilà, Scotty.
— Montre-moi mon poste de travail. »
Elle m’a conduit à un bureau périphérique meublé d’une table et d’un terminal. Le terminal, quant à lui, était connecté à un ensemble de stations de travail Quantum Organics disposées en rangs serrés, dont la puissance de calcul tout comme la sophistication dépassaient ce que Campion-Miller avait jamais eu les moyens de s’offrir.
Dans un coin, Morris Torrance, perché sur une chaise en bois inclinée contre le mur, lisait l’édition papier de Golf.
« Il est compris dans le lot ? ai-je demandé.
— Vous pouvez vous partager l’endroit quelque temps. Morris a besoin d’être proche de moi, physiquement parlant.
— Morris est un bon ami ?
— C’est mon garde du corps, entre autres. »
Morris a souri et lâché son magazine. Il s’est gratté la tête, un geste étrange sans doute destiné à dévoiler le pistolet qu’il portait sous sa veste. « Je suis globalement inoffensif », a-t-il déclaré.
Je lui ai à nouveau serré la main… mais plus chaleureusement, cette fois, vu qu’il ne me tourmentait pas pour obtenir un échantillon d’urine.
« Pour l’instant, a décrété Sue, contente-toi de te familiariser avec ce que je fais. Je n’ai pas ton niveau de maîtrise du code, alors prends des notes. Nous discuterons de la manière de procéder à la fin de la semaine. »
C’est donc à cela que j’ai consacré la journée. Je n’ai regardé ni les données entrées par Sue, ni ses résultats, mais les couches procédurales, les protocoles utilisés pour traduire les problèmes en systèmes limités et en solutions autorisées à se reproduire et à mourir. Elle avait installé les meilleures applications génétiques commerciales, mais celles-ci étaient franchement inadaptées (ou du moins d’une lourdeur absurde) à une partie de ce qu’elle essayait de faire. Nous appelions ce genre d’applis des « règles à calcul » : utiles pour une première approximation, mais primitives.
Morris a fini son Golf et a rapporté de quoi manger de chez le traiteur en bas de la rue, avec un exemplaire du Pêcheur à la mouche pour occuper son début d’après-midi. Sue émergeait à intervalles réguliers pour nous regarder d’un air ravi : nous représentions sa zone tampon, une couche d’isolant entre le monde et les mystères de Kuin.
Le dernier soir de ma première semaine dans le projet, je regagnais en voiture un autre appartement presque vide quand j’ai soudain compris que ma vie venait subitement de prendre un tournant irrévocable.
Peut-être à cause de l’ennui de la conduite, ou des colonies de tentes qui ressemblaient à des carcasses de voitures rouillées sur le bord de la route, ou tout simplement de la perspective d’un week-end de solitude. Le mot « déni » a mauvaise réputation, contrairement au stoïcisme. Le stoïcisme n’est-il pas pourtant fondé sur le déni, le refus définitif de capituler devant une vérité affreuse ? Je m’étais montré vraiment très stoïque, ces derniers temps. Mais alors que je déboîtais pour doubler un camion-citerne, une fourgonnette Leica jaune s’est mise à me presser de derrière, et au même moment le camion a commencé à sortir de sa file pour empiéter sur la mienne. Son conducteur avait dû faire désactiver les contrôles automatiques de proximité, ce qui est tout à fait illégal mais assez fréquent chez les routiers indépendants. Et je me trouvais dans son angle mort, et la Leica refusait de freiner, et pendant cinq bonnes secondes je n’ai rien eu sous les yeux qu’une prémonition de mon corps aplati comme une crêpe sur la colonne de direction.
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