Elle s’est avancée dans le vestibule mais s’est immobilisée à quelques pas de moi, le regard furieux, la lèvre tremblante.
« Kaity, mon canard ? me suis-je étonné.
— Ne m’appelle pas comme ça. Je ne suis pas un bébé. » Alors j’ai compris. « Tu as écouté. »
Son handicap auditif ne l’empêchait pas d’écouter aux portes. Il l’avait peut-être même rendue plus discrète et plus curieuse.
« Hé, a-t-elle dit, ce n’est pas grave. Tu déménages dans une autre ville. C’est normal. »
Parmi tout ce que j’aurais pu dire, j’ai choisi ceci : « Ça ne se fait pas d’écouter les conversations des autres, Kaitlin.
— Ne me dis pas ce que j’ai à faire », a-t-elle répliqué. Puis elle s’est détournée et a couru dans sa chambre.
La veille du jour où je suis parti à Baltimore pour discuter avec Sue Chopra, Janice m’a téléphoné. J’ai été surpris d’entendre sa voix : elle m’appelait rarement à l’improviste.
« Tout va bien, m’a-t-elle aussitôt rassuré. Je voulais juste, eh bien, te souhaiter bonne chance. »
Le genre de chance qui me garderait hors de la ville ? Mais c’était une pensée mesquine. « Merci, ai-je répondu.
— Sincèrement. J’y ai repensé. Et je voulais que tu saches… Kaitlin le prend mal, c’est vrai. Mais elle s’en sortira. Si cela la bouleverse autant, c’est parce qu’elle tient à toi.
— Eh bien… Merci de l’avoir dit.
— Je n’ai pas fini. » Elle a hésité. « Ah, Scott, on a vraiment merdé, hein ? Là-bas, en Thaïlande. Mais c’était trop bizarre. Trop étrange.
— Je m’en suis déjà excusé.
— Je ne t’appelle pas pour avoir des excuses. Tu comprends ce que je veux dire ? J’ai peut-être ma part de responsabilité dans toute cette histoire.
— On ne va pas s’amuser à chercher à qui la faute, Janice. Mais je te suis reconnaissant de l’avoir dit. »
Je ne pouvais m’empêcher de passer mon appartement en revue pendant notre conversation. Il semblait déjà vide. Sous les stores défraîchis, les fenêtres étaient blanches de glace.
« Je voulais te dire que j’ai conscience des efforts que tu fais. Vis-à-vis de Kaitlin, pas de moi, je suis une cause perdue, pas vrai ? »
Je n’ai pas répondu.
« Pendant tout ce temps où tu travaillais à Campion-Miller… Tu sais quoi, j’étais inquiète à l’époque, quand tu es revenu de Thaïlande. Je me demandais si tu n’allais pas m’assiéger ou me harceler, et même s’il fallait laisser Kaitlin te revoir. Mais je dois bien l’avouer, tu as l’étoffe d’un bon père divorcé. Tu as fait traverser à Kait cette période difficile comme si c’était un champ de mines, en prenant tous les risques pour toi. »
Nous n’avions plus parlé aussi intimement depuis des années, ce qui m’a un peu décontenancé.
Elle a continué. « On aurait dit que tu essayais de te prouver quelque chose, que tu pouvais te comporter comme il faut, en adulte responsable.
— Je n’essayais pas de le prouver, je le faisais.
— Oui, mais en te punissant en même temps. En te réprimandant. Ce qui est une des composantes d’un comportement responsable. Mais jusqu’à un certain point, Scott, tant qu’on ne dépasse pas les bornes. Il n’y a que les moines qui arrivent à se flageller sans arrêt.
— Je ne suis pas un moine, Janice.
— Alors n’agis pas comme si tu en étais un. Si ce boulot te semble intéressant, prends-le. Prends-le, Scott. Kait ne va pas cesser de t’aimer simplement parce que tu ne la verras plus toutes les semaines. Pour l’instant, elle est dans tous ses états, mais elle finira par comprendre. »
C’était un bien long discours. Mais aussi ce que Janice avait tenté de mieux jusque-là pour m’accorder l’absolution, pour me féliciter d’avoir reconnu quel désastre j’avais fait de nos vies.
C’était bon. Généreux. Mais sonnait en même temps comme une porte qui se ferme. Elle me donnait la permission de chercher une vie meilleure, parce qu’il aurait été complètement irréaliste de croire que ce qu’il y avait eu autrefois entre nous pouvait être recréé.
Nous le savions tous les deux. Mais le cœur a parfois des raisons que la raison ignore.
« Il faut que j’y aille, Scotty. »
Sa voix avait eu une petite hésitation, presque un hoquet.
« OK, Janice. Mes amitiés à Whit.
— Appelle-moi quand tu auras trouvé du boulot.
— Promis.
— Kait a encore besoin que tu lui donnes de tes nouvelles, même si elle pense le contraire. Vu l’époque et le monde dans lesquels nous vivons…
— Je comprends.
— Et sois prudent sur la route de l’aéroport. La chaussée est glissante depuis la dernière grosse chute de neige. »
À mon arrivée à l’aéroport de Baltimore, je m’attendais à trouver un chauffeur avec mon nom inscrit sur un carton, mais j’ai été accueilli par Sulamith Chopra en personne.
Impossible de ne pas la reconnaître, même après toutes ces années. Elle dépassait de la foule. Jusqu’à sa tête qui était toute en longueur, une espèce de longue cacahouète brune surmontée de boucles noires en léger désordre. Elle portait un pantalon kaki taille montgolfière et une blouse qui avait dû être blanche, mais sur laquelle d’autres vêtements avaient apparemment déteint dans la machine à laver. Elle donnait tellement l’impression d’avoir choisi ses vêtements à l’Armée du Salut que j’ai douté de sa capacité à embaucher qui que ce soit… puis je me suis dit monde universitaire et scientifiques.
Elle a souri. J’ai souri aussi, mais avec moins d’énergie.
J’ai tendu la main, mais elle n’en a pas voulu, elle m’a attrapé pour me serrer très fort dans ses bras, me relâchant une fraction de seconde avant que cela ne devienne douloureux. « Ce bon vieux Scotty.
— Cette bonne vieille Sue, ai-je réussi à répondre.
— J’ai ma voiture dehors. Tu as mangé ?
— Je n’ai pas eu de petit déjeuner.
— Alors je t’invite. »
Deux semaines plus tôt, Sue m’avait appelé un après-midi, me tirant d’une sieste sans rêves. Ses premiers mots avaient été : « Salut, Scotty ! J’ai appris que tu n’avais plus de boulot. »
Alors que je n’avais pas échangé un traître mot avec cette femme depuis notre brève rencontre fortuite à Minneapolis. Qu’elle ne m’avait jamais rappelé depuis. J’ai eu besoin de quelques secondes pour reprendre mes esprits et simplement reconnaître sa voix.
« Excuse-moi de ne pas t’avoir rappelé plus tôt, a-t-elle continué. J’avais mes raisons. Mais ça ne m’empêchait pas de garder un œil sur toi.
— Tu gardais un œil sur moi ?
— C’est une longue histoire. » J’ai attendu qu’elle me la raconte. Au lieu de cela, elle est longuement revenue sur le bon vieux temps à Cornell et m’a résumé sa carrière depuis, y compris le travail universitaire qu’elle effectuait sur les Chronolithes, sujet qui m’intéressait au plus haut point… Et distrayait mon attention, ce qui n’était sûrement pas innocent de sa part.
Elle a parlé de physique avec trop de détails pour que je puisse suivre : des espaces de Calabi-Yau et de quelque chose qu’elle appelait « la turbulence tau ».
Jusqu’à ce que je lui demande enfin : « Donc ouais, je n’ai plus de boulot. Comment tu le sais ?
— Eh bien, c’est aussi pour ça que je t’appelle. J’ai bien l’impression d’y être un peu pour quelque chose. »
Je me suis souvenu des « ennemis dans la direction » sous-entendus par Arnie Kunderson. Des « hommes en costume » évoqués par Annali. « Crache le morceau.
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