Perets ouvrit la portière du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu’il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait а du kissel nauséabond. Quelque chose d’extraordinaire, d’impossible а décrire. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c’étaient les gens, et c’est pourquoi Perets ne vit qu’eux. Ils s’approchaient du tout-terrain, minces et souples, élégants et assurés, ils marchaient légèrement, sans faire de faux pas, choisissant immédiatement et sûrement l’endroit où poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forêt, d’y être comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait déjа, et il est même probable qu’ils ne faisaient pas semblant mais qu’ils le croyaient vraiment, alors que la forêt était suspendue au-dessus de leurs têtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d’être une amie familière, soumise et simple — d’être leur. En attendant. Pour un temps …
— Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme — Rita, disait l’ex-chauffeur Touzik.
Il était а côté du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement écartées, retenant entre ses cuisses une moto rвlante et tremblante.
— Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin … Il la suit de près.
Quentin et Rita s’approchèrent et Stoпan quitta le volant pour aller а leur rencontre.
— Alors, comment va-t-elle ? demanda Stoпan.
— Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arrivés ?
— C’est Perets, dit Stoпan. Je vous ai raconté.
Rita et Quentin sourirent а Perets. Il n’avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu’il n’avait jamais vu de femme aussi étrange que Rita ni d’homme aussi malheureux que Quentin.
— Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant а sourire tristement. Vous êtes venu voir ? Vous n’aviez jamais vu avant ?
— Je ne vois toujours pas, dit Perets.
Il ne faisait pas de doute que cette étrangeté et ce malheur étaient attachés l’un а l’autre par des liens indéfinissables mais extrêmement solides.
Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
— Mais ne regardez pas lа, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit ! Vous ne voyez pas ?
Alors, Perets vit et oublia aussitôt les gens. C’était apparu comme l’image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type « Où est caché le chasseur ? », et une fois qu’on l’avait trouvée, on ne pouvait plus la perdre de vue. C’était tout près, ça commençait а une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive.
Une colonne vivante s’élevait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui perçait le feuillage dense et s’élançait encore plus haut, vers les nuages. Et il était né du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflé des bulles d’une chair primitive qui se formait fébrilement et se décomposait aussitôt, déversant les produits de sa décomposition sur les rives plates, crachant une bave gluante … Et tout d’un coup, comme si d’invisibles filtres acoustiques avaient été mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du rвle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs gémissements marécageux ; et en même temps s’avançait un véritable mur d’odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraîche, de sérum, de colle chaude — et ce fut seulement alors que Perets vit les masques а oxygène suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aperçut Stoпan qui, avec une grimace de dégoût, portait а son visage l’embouchure du masque. Mais lui-même ne tenta pas de mettre le masque, comme s’il espérait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient raconté …
— Ça pue chez vous, dit Touzik. Comme а la morgue …
Et Quentin dit а Stoпan :
— Tu devrais dire а Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit а du lait, du chocolat …
Rita fumait pensivement rejetant la fumée par ses fines narines mobiles.
Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches étaient tournées du même côté et fléchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d’épaisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, dépouillait de leur substance et s’assimilait, de la même manière qu’il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l’entourait …
— Pertchik, dit Stoпan, n’écarquille pas les yeux comme ça, tu vas les perdre.
Perets sourit, mais il savait а quel point son sourire paraissait contraint.
— Et pourquoi as-tu pris la moto ? demanda Quentin.
— Pour le cas où on resterait embourbé. Ils suivent le chemin, moi j’aurais une roue sur la piste et l’autre dans l’herbe et la moto suivra. Si on s’embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
— Vous vous embourberez forcément, dit Quentin.
— Evidemment, qu’on s’embourbera, dit Touzik. C’est une idée bête, je vous l’ai dit tout de suite.
— Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoпan. Tu es pas pour grand-chose dans l’histoire. Puis, s’adressant а Quentin :
— Ça commence bientôt ? Quentin consulta sa montre.
— Voyons … Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste … il reste … il reste rien du tout. Regarde, il a déjа commencé.
Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commencé а expulser l’un après l’autre sur ses rives plates des morceaux d’une pвte blanchвtre, agitée de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans défense, puis se figeaient sur place, s’aplatissaient, étiraient des simulacres de pattes prudents et commençaient а se mouvoir d’une manière raisonnée, encore inquiets et désordonnés dans leurs mouvements, mais tous suivant une même direction, une direction bien déterminée : tantôt ils se heurtaient, tantôt ils s’écartaient l’un de l’autre, mais tous ils suivaient la même direction, la même ligne qui partait de la matrice pour s’enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanchвtre de fourmis géantes, maladroites et glaireuses …
— Par ici, c’est tout du marécage, disait Touzik. Tu vas être si bien collé qu’il n’y aura pas un tracteur qui pourra t’en sortir. Tous les cвbles casseront.
— Et si tu venais avec nous ? dit Stoпan а Quentin.
— Rita est fatiguée.
— Eh bien ! Rita n’a qu’а rentrer chez elle, et nous on y va … Quentin hésitait.
— Qu’est-ce que tu en penses, Ritotchka ? demanda-t-il.
— Oui, je rentre а la maison, dit Rita.
— C’est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d’accord ? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoпan ?
Rita jeta son mégot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin piétina quelques instants, indécis, puis dit doucement а Perets :
— Permettez … que je passe …
Il se glissa sur la banquette arrière et а ce moment la moto rugit effroyablement, échappa au contrôle de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque.
— Arrête ! cria Touzik, accroupi. Où vas-tu ? Tout le monde était fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s’avancèrent. Il sembla а Perets que le protoplasme s’était incurvé sous la moto, comme pour amortir la chute, l’avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s’était refermé sur elle. La moto s’était tue.
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