— Abruti par l’alcool ! dit Touzik а Stoпan. Qu’est-ce que tu as encore fait ?
Le cloaque était maintenant une gueule qui suçait, qui dégustait, qui se délectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d’un gros caramel qu’elle roule de la langue d’une joue а l’autre. La moto tourbillonnait dans la masse écumante, disparaissait, reparaissait, agitant désespérément les cornes de son guidon, et paraissait plus petite а chacune de ses apparitions : sa structure de métal s’étiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu’on voyait maintenant vaguement apparaître а travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une dernière fois et on ne la revit plus.
— Elle a été bouffée, dit Touzik avec une joie idiote.
— Abruti par l’alcool, répéta Stoпan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie а payer.
— Bon, ça va, dit Touzik. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai tourné la poignée des gaz dans le mauvais sens (il s’adressait maintenant а Perets), et elle m’a échappé. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu réduire les gaz, pour que ça fasse un peu moins de vacarme, et puis j’ai pas tourné du bon côté. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D’ailleurs c’était une vieille moto … Donc je m’en vais. (Il s’adressait а nouveau а Stoпan.) J’ai plus rien а faire ici ? Je rentre chez moi.
— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? dit Touzik. Je regarde où je veux.
Il regardait en direction du sentier, vers l’endroit où, sous la voûte épaisse d’un vert jaunвtre, dansait encore, s’éloignant peu а peu, la cape orange de Rita.
— Non, laissez-moi, dit Quentin а Perets. Je vais m’expliquer avec lui.
— Où vas-tu, mais où tu vas ? bredouilla Stoпan. Calme-toi, Quentin …
— Comment, que je me calme ! Il y a longtemps que j’ai vu où il veut en venir !
— Ecoute, fais pas l’enfant … Mais arrête, calme-toi !
— Lвche-moi, lвche-moi, je te dis !
Ils s’agitaient bruyamment а côté de Perets, le bousculant des deux côtés. Stoпan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d’une main de se libérer de l’étreinte de Stoпan et de l’autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou— pouvoir l’enjamber. Il tirait par saccades et а chaque fois se dégageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait а suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l’oeil humide et caressant.
— Qu’est-ce qu’elle a а porter un pantalon, dit-il а Perets. Elles ont trouvé ça maintenant, le pantalon …
— Ne le défends pas ! criait Quentin de la voiture. C’est pas du tout un neurasthénique sexuel, mais un vulgaire salaud ! Enlève-toi, ou tu vas prendre aussi !
— Avant il y avait ces jupes, dit rêveusement Touzik. Un morceau d’étoffe qu’elles s’enroulaient autour avec une épingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l’épingle et …
Si cela s’était passé dans le parc … Si cela s’était passé а l’hôtel, а la bibliothèque ou dans la salle des actes … Et cela s’était passé — dans le parc, а la bibliothèque et même dans la salle des actes au cours de l’exposé de Kim : « Ce que tout travailleur de l’Administration doit savoir sur les méthodes de la statistique mathématique. » Et maintenant la forêt voyait et entendait tout cela — les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourprée de Quentin а la portière de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoпan а propos du travail, de la responsabilité, de la bêtise le claquement des boutons arrachés sur les glaces de la cabine … Et on ne savait pas ce qu’elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la dégoûtait …
— …, disait avec délectation Touzik.
Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main а sa pommette et regarda Perets, l’air abasourdi.
— Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
— Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les épaules. Ce qu’il y a, c’est que je n’ai plus rien а faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu’est-ce que je pourrais bien faire ici ?
Quentin s’enquit а voix haute :
— Il t’a mis sur la gueule ?
— Oui, dit Touzik, dépité. Sur la pommette, en plein sur l’os … Heureusement qu’il m’a pas eu а l’oeil.
— Tu l’as vraiment eu sur la gueule ?
— Oui, dit fermement Perets. Parce qu’ici, il ne faut pas.
— Alors on s’en va, dit Quentin en se renversant sur son siège.
— Touz, dit Stoпan, grimpe dans la voiture. Si on s’embourbe, tu nous aideras а tirer.
— J’ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plutôt le volant.
On ne lui répondit pas ; il grimpa sur le siège arrière et s’assit а côté de Quentin. Perets prit place а côté de Stoпan et ils partirent.
Les chiots avaient déjа parcouru pas mal de chemin, mais Stoпan, qui guidait avec beaucoup d’adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commença а les suivre en faisant prudemment patiner l’embrayage. « Vous allez cramer l’embrayage », dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commença а lui expliquer qu’il n’y avait aucun mal dans son esprit, que de toute façon il n’avait plus de moto, ça lui était égal, tandis qu’un homme, c’est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forêt ou pas forêt, c’était égal … « On t’avait déjа tapé sur la gueule ? » demandait Quentin. « Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, ça t’est déjа arrivé ou non ? », demandait-il а intervalles réguliers, en interrompant Touzik. « Non, répondait celui-ci, non, attends, finis d’abord de m’écouter … »
Perets frottait doucement son doigt enflé et regardait les chiots. Les enfants de la forêt. Ou peut-être les serviteurs de la forêt. Ou encore les excréments de la forêt … Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns а la suite des autres, comme s’ils coulaient а la surface de la terre, entre les troncs d’arbres pourris, les fondrières, les mares d’eau dormante, dans l’herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s’enfonçait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussière ne se collait а eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une détermination obtuse et inhumaine, comme s’ils suivaient une route familière de tous temps connue. Ils étaient quarante-trois.
« Je brûlais d’être ici et maintenant j’y suis, je vois enfin la forêt de l’intérieur, et je ne vois rien. J’aurais pu imaginer tout ça en restant а l’hôtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n’arrive pas а s’endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfonçant les pilots. Evidemment, tout ce qu’il y a ici, dans la forêt, j’aurais pu l’imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forêt — tout ce qu’il y a de plus absurde, de plus sacré. Et tout ce qu’il y a dans l’Administration, je peux l’inventer et me l’imaginer. J’aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couché sur le divan avec la radio а côté de moi, en écoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c’est la même chose qu’imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu’un a imaginé, sans prendre la peine de me l’expliquer. Et peut-être aussi de se l’expliquer а lui-même. La maladie de la compréhension, pensa soudain Perets. Voilа de quoi je souffre. La maladie de la compréhension. »
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