II se pencha а la portière et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prêtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soupçonnaient probablement même pas son existence. Il émanait d’eux une odeur forte et désagréable, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se déplacer par vagues.
— Si on en attrapait un ? proposa Quentin. C’est très simple, on l’enveloppe dans ma veste et on l’emporte au laboratoire.
— Ça en vaut pas la peine, dit Stoпan.
Quentin :
— Pourquoi ? De toute façon, il faudra bien un un jour en attraper un.
Stoпan :
— Ça me fait un peu peur. D’abord, s’il crève, il faudra faire un rapport écrit а Domarochinier …
Touzik :
— Nous, on les faisait cuire. Ça me plaisait pas, mais les autres disaient que c’était bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c’est le même genre de saleté. Ça me dégoûte …
Quentin :
— J’ai remarqué une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept …
Stoпan :
— Tu dis des bêtises. J’en ai rencontré dans la forêt des groupes de six, de douze …
Quentin :
— Dans la forêt, je dis pas ; après, ils forment des groupes qui vont chacun de leur côté. Mais quand le cloaque met bas, c’est toujours un nombre premier, tu peux vérifier dans la revue, j’ai enregistré toutes les portées …
Touzik :
— Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapé une fille du pays, ça avait été un sacré rire …
Stoпan :
— Eh bien ! écris un article.
Quentin :
— C’est déjа fait. Ça va me faire le quinzième …
Stoпan :
— Moi j’en suis а dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur ?
Quentin :
— Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu’actuellement le transport c’est primordial, mais Rita me conseille le commandant.
Stoпan :
— Surtout pas le commandant.
Quentin :
— Pourquoi ?
Stoпan :
— Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
Touzik :
— Le commandant coupait le kéfir avec du liquide de frein. C’était quand il était responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jeté une poignée de punaises dans son appartement.
Stoпan :
— On dit qu’il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement.
Quentin :
— Ah ! oui, leurs traitements spéciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s’arrêtent de pousser et tu pues du bec pendant un an …
« Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n’ai plus rien а faire ici. » Puis, il s’aperçut que la composition de la colonne des chiots s’était modifiée. Il compta : trente-deux chiots avaient continué tout droit, tandis que onze, rangés eux aussi en colonne, avaient tourné а gauche pour descendre vers l’étendue d’eau sombre et immobile qui était apparue entre les arbres, а très peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement ébauchés du rocher de l’Administration а l’horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec détermination vers l’eau. Stoпan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l’eau et se laisser tomber lourdement les uns après les autres dans le lac.
— Ils coulent, dit avec étonnement Quentin. Ils se noient.
Stoпan prit une carte et l’étala sur le capot.
— C’est bien ça, dit-il. Le lac n’est pas indiqué. Ici il y a un village qui est marqué, mais pas de lac … Voilа, il y a écrit : < Vill. Aborig. Soixantedix fraction onze. »
— C’est toujours comme ça, dit Touzik. Qui se sert d’une carte ici dans la forêt ? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici elles servent а rien. Lа il y a par exemple aujourd’hui une route, demain une rivière, aujourd’hui un marais et demain ils mettront des barbelés et un mirador. Ou bien on tombera sur un entrepôt.
— Ça me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoпan en s’étirant. Ça suffit peut-être pour aujourd’hui ?
— Evidemment, ça suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye а toucher. On retourne а la voiture.
— Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac, une main en visière audessus de ses yeux. Il me semble qu’il y a une bonne femme qui se baigne lа-bas.
Quentin s’arrêta.
— Où ?
— Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
Quentin blêmit soudain et se précipita а toutes jambes vers la voiture.
— Où tu la vois ? demanda Stoпan.
— Lа-bas, sur l’autre rive …
— Il n’y a rien du tout lа-bas, siffla Quentin.
Il était debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la rive opposée. Ses mains tremblaient.
— Sale baratineur … tu veux encore prendre sur la gueule … Rien du tout lа-bas ! répéta-t-il en tendant les jumelles а Stoпan.
— Comment ça, rien ! dit Touzik. Je suis tout de même pas bigleux, chez moi on m’appelle Њilde-lynx …
— Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoпan. Qu’est-ce que c’est que cette manie d’arracher des mains …
— Rien du tout lа-bas, marmonna Quentin. Tout ça c’est de la blague … Il raconte n’importe quoi …
— Je sais ce que c’est, dit Touzik. C’est une ondine. Comme je vous le dis.
Perets tressaillit.
— Donnez-moi les jumelles, dit-il très vite.
— On voit rien, dit Stoпan en lui tendant les jumelles.
— Vous êtes bien tombé, si vous le croyez, marmonna Quentin qui commençait а se rasséréner.
— Parole, elle était lа, dit Touzik. Elle a dû plonger. Tout а l’heure, elle ressortira.
Perets colla les jumelles а ses yeux. Il ne s’attendait pas а voir quelque chose : c’eût été trop simple. Et il ne vit rien. Il n’y avait que l’étendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forêt, et la silhouette du rocher de l’Administration audessus de la crête dentelée des arbres.
— Comment était-elle ? demanda-t-il.
Touzik commença а décrire en détail, en s’aidant de ses mains, comment elle était. Ce qu’il décrivait était très alléchant, et raconté avec beaucoup de passion, mais ce n’était pas ce que voulait Perets.
— Oui, bien sûr, dit-il. Oui … Oui …
« Peut-être est-elle allée а la rencontre des chiots », pensait-il, secoué sur le siège arrière au côté d’un Quentin rembruni, tout en regardant les oreilles de Touzik qui s’agitaient en mesure — Touzik était en train de mвchonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forêt, blanche, froide, assurée, et elle est entrée dans l’eau, dans l’eau familière, entrée dans le lac comme j’entre dans la bibliothèque ; elle s’est plongée dans le crépuscule vert et mouvant et elle a nagé а la rencontre des chiots, et maintenant elle les a déjа rencontrés au milieu du lac, au fond, et elle les a emmenés quelque part, pour quelqu’un, pour quelque but. Et de nouveaux événements se prépareront dans la forêt, et peut-être, а de nombreux milles d’ici, se produira ou commencera а se produire quelque chose d’autre : au milieu des arbres commenceront а bouillonner des bouffées de brouillard lilas qui ne sera pas du tout du brouillard — а moins qu’un autre cloaque n’entre en travail au milieu d’une paisible clairière, ou que les aborigènes bigarrés qui, tout récemment encore, restaient paisiblement assis а regarder des films instructifs et а écouter patiemment les explications dispensées par le zèle de Béatrice Vakh ne se lèvent soudain et partent dans la forêt pour ne plus jamais revenir … Et tout sera rempli d’un sens profond, de même qu’est plein de sens chaque mouvement d’un mécanisme complexe, et tout sera pour nous étrange et donc insensé, pour nous ou en tout cas pour ceux d’entre nous qui ne peuvent encore s’habituer а l’absence de sens et la prendre pour la norme. »
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