Et il ressentit l’importance de chacun des événements, de chacun des phénomènes qui l’entouraient : du fait qu’il ne pouvait y avoir quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portée, du fait que le tronc de cet arbre était précisément couvert d’une mousse rouge, du fait qu’on ne voyait pas le ciel au-dessus du sentier а cause des branches hautes des arbres.
Le tout-terrain était secoué, Stoпan roulait très lentement et Perets aperçut de loin а travers le pare-brise un poteau penché muni d’une pancarte qui portait une inscription. L’inscription était délavée et rongée par les pluies, c’était une très vieille inscription tracée sur une très vieille planche d’un gris sale, clouée au poteau par deux énormes clous rouilles :
« Ici, il y a deux ans, s’est tragiquement noyé le traverseur de la forêt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacré. »
« Que faisais-tu lа, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te noyer ici ? Tu étais certainement un bon garçon, tu avais une tête rasée, une mвchoire carrée et velue, une dent en or, des tatouages, tu en étais couvert de la tête aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et а ta main droite il manquait un doigt qu’on t’avait arraché d’un coup de dent dans une bagarre d’ivrognes. Tu n’avais évidemment pas le coeur а être un traverseur de la forêt, mais les circonstances l’ont simplement voulu ainsi : tu devais purger ta peine sur le rocher où se trouve maintenant l’Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la forêt. Et lа tu n’as pas écrit d’articles, tu n’y pensais même pas, tu pensais а d’autres articles, qui avaient été écrits avant toi et contre toi. Et tu as construit lа une route stratégique, tu as posé des dalles de béton, tu as profondément entaillé les flancs de la forêt pour que des bombardiers octimoteurs puissent, en cas de nécessité, se poser sur cette route. Mais la forêt pouvait-elle supporter cela ? Tu vois, elle l’a noyé dans un endroit sec. Mais dans dix ans, on t’élèvera un monument, et peut-être donnera-t-on ton nom а un café quelconque. Le café s’appellera « Chez Gustav », et le chauffeur Touzik ira y boire du kéfir et caresser les gamines ébouriffées de la chorale locale … »
« Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour les raisons qui auraient dû les lui valoir. La première fois, il avait été envoyé en colonie pénitentiaire pour vol de papierposte, la deuxième pour infraction а la réglementation sur les passeports.
« Stoпan, lui, c’est un pur. Il ne boit pas de kéfir, rien. Il aime d’un amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n’a jamais aimé d’un amour tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtième article, il offrira а Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussé malgré ses articles, malgré ses larges épaules et son beau nez romain, parce qu’Alevtina ne supporte pas ceux qui ont le nez trop propre, les soupçonnant — non sans raison — d’être des pervers d’un raffinement inconcevable. Stoпan vit dans la forêt, qu’а la différence de Gustav il a rejointe de son plein gré, et ne se plaint jamais de rien, bien que la forêt ne soit pour lui qu’un immense dépotoir de matériaux vierges destinés а l’écriture d’articles qui lui épargneront le traitement …
« On peut s’étonner а l’infini qu’il y ait des gens capables de s’habituer а le forêt, et pourtant ces gens sont l’écrasante majorité. La forêt les attire d’abord en tant qu’endroit romantique, ou endroit lucratif, ou comme endroit où beaucoup de choses sont permises, ou encore comme endroit où l’on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils découvrent soudain que " c’est le même gвchis ici que partout ailleurs", ce qui les réconcilie avec l’étrangeté de la forêt, mais aucun d’entre eux n’a l’intention d’y terminer ses jours … Quentin par exemple, а ce qu’on dit, ne vit ici que parce qu’il a peur de laisser sa Rita sans surveillance. Rita, elle, refuse absolument d’aller ailleurs et ne parle jamais а personne. Pourquoi …
« Et puisque j’en suis а Rita … Rita peut partir dans la forêt et n’en pas revenir d’une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forêt. Rita enfreint tous les règlements, et personne n’ose lui faire d’observations. Rita n’écrit pas d’articles. Rita, d’une manière générale, n’écrit rien, pas même des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir chez la buffetière, si elle n’est pas occupée avec quelqu’un d’autre … A la station, tout se sait … Le soir ils allument la lumière dans le club, ils branchent le phono, ils boivent follement du kéfir et la nuit, sous la lune, jettent les bouteilles dans les lacs — а qui lancera le plus loin. Ils dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, échangent leurs femmes. Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forêt d’éprouvette en éprouvette, examinent la forêt au microscope, la comptent sur leurs arithmomètres, tandis que la forêt autour d’eux, suspendue au-dessus d’eux, pousse ses végétations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous leurs fenêtres, dans les heures étouffantes qui précèdent l’orage, des foules d’arbres errants, sans peut-être comprendre elle non plus ce qu’ils sont, pourquoi ils sont lа et pourquoi ils sont, d’une manière générale …
« Heureusement, je pars d’ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n’ai rien compris, rien trouvé de ce que je voulais trouver, mais je sais maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais rien, qu’il y a un temps pour tout. Il n’y a rien de commun entre moi et la forêt, la forêt ne m’est pas plus proche que l’Administration. Mais en tout cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j’attendrai que vienne le temps … »
La cour de la station était vide. Il n’y avait pas un camion, pas de queue au guichet de la caisse. Il n’y avait que la valise de Perets au beau milieu du perron et son manteau gris accroché au garde-corps de la véranda. Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui. Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient déjа vers le réfectoire d’où venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon. Stoпan dit : « On va souper, Pertchik », et alla parquer la voiture au garage. Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono déchaîné, les bavardages stupides, le kéfir, « encore un petit verre peut-être ? » Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs …
Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit d’un air courroucé :
— Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps ? Venez signer.
Perets s’avança d’un pas rapide vers le guichet.
— Lа, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas lа, lа. Qu’est-ce que vous avez а trembler des mains comme ça ? Tenez …
Il se mit а compter des billets.
— Où sont les autres ? demanda Perets.
— Doucement … Les autres sont dans l’enveloppe.
— Non, je pensais а …
— Cela n’intéresse personne, ce а quoi vous pensiez. Je ne peux pas changer pour vous la procédure en usage. Voilа votre salaire. Vous l’avez perçu ?
— Je voulais savoir …
— Je vous demande si vous avez perçu votre salaire. Oui ou non ?
— Oui.
— Enfin. Maintenant voilа votre prime. Vous l’avez perçue ?
— Oui.
— C’est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressé. Je dois être а l’Administration avant sept heures.
— Je voulais simplement demander, plaça а la hвte Perets, où étaient les autres personnes … Kim, le camion … Ils avaient promis de m’emmener … sur le Continent …
Читать дальше