— Et nous, on va aussi se mettre а chercher ? demanda Perets.
— Evidemment, qu’on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le monde. Pendant six heures d’horloge. C’est l’ordre : si au bout de six heures la machine n’a pas été retrouvée, on la détruit а distance. Comme ça, ni vu ni connu. Autrement, ça pourrait tomber entre des mains étrangères. Vous avez vu tout ce ramdam dans l’Administration ? Eh bien ! c’est encore un silence de paradis, vous allez voir, а côté de ce qui va se passer dans six heures. C’est que personne ne sait où cette machine a bien pu se fourrer. Elle est peut-être dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour que ça risque pas de foirer … L’année dernière, la machine se trouvait aux bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui étaient allés lа, se mettre а l’abri. Les bains, on se dit, c’est un endroit humide, qui se remarque pas … Et moi j’y étais aussi. Les bains, je m’étais dit … L’explosion m’a projeté а travers la fenêtre, ça a pas fait un pli, comme si j’avais été emporté par une vague. J’ai pas eu le temps de dire ouf et je me suis retrouvé assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammées qui passaient au-dessus de ma tête …
C’était maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumière vague de la lune, une route blanche défoncée. A gauche, lа où se trouvait l’Administration, des lumières recommençaient а s’agiter en tous sens.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. Où est-ce qu’on va la chercher ? On ne sait même pas ce que c’est … Si elle est grande ou petite, claire ou sombre …
— Ça, vous allez le voir bientôt, promit Voldemar. Je vais vous le montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents ? Sapristi, où il est cet endroit ? … Je l’ai perdu. J’ai pris vers la gauche, évidemment. Ah-ah, а gauche … Lа-bas le dépôt de matériel, donc il faut prendre plus а droite …
Le camion quitta la route et se mit а tressauter sur des mottes de terre. A gauche, le dépôt de matériel — des rangées de containers clairs — ressemblait а une ville morte dans la plaine.
… Evidemment elle n’avait pas pu y tenir. Ils l’avaient ébranlée sur le banc vibrateur, ils l’avaient torturée pensivement, ils avaient fouillé ses entrailles, brûlé les nerfs délicats avec des fers а souder, l’avaient suffoquée avec des odeurs de colophane l’avaient obligée а faire des stupidités, l’avaient créée pour qu’elle fasse des stupidités, l’avaient perfectionnée pour qu’elle fasse des stupidités encore plus stupides, et le soir venu ils l’abandonnaient, épuisée, sans force, dans un réduit sec et chaud. Et finalement elle avait décidé de partir, bien que sachant tout d’avance — que sa fuite était insensée et qu’elle était condamnée. Et elle était partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est quelque part dans l’ombre, déplaçant doucement ses jambes articulées, elle regarde, elle écoute et elle attend … Et maintenant elle a parfaitement compris ce qu’elle ne faisait auparavant que soupçonner : qu’il n’y a pas de liberté, que les portes soient ouvertes ou fermées devant soi, qu’il n’y a que la stupidité et le chaos, et qu’il n’y a que la solitude …
— Ah ! dit avec satisfaction Voldemar, la voilа, la très chère, la bien-aimée …
Perets ouvrit les yeux mais ne parvint а apercevoir devant lui qu’une grande mare noire, un marécage même ; il entendit le moteur qui s’emballait, puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur rugit а nouveau sauvagement, puis se tut.
— Voilа comment c’est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent. Comme le savon dans la cuvette. Vu ?
Il fourra son mégot dans le cendrier et entrouvrit sa portière.
— Il y a quelqu’un d’autre ici … Hé l’ami, ça va ?
— Ça va ! dit une voix qui venait de l’extérieur.
— Tu l’as attrapée ?
— J’ai attrapé un rhume, dit la voix de l’extérieur. UND cinq têtards.
Voldemar ferma vigoureusement la portière, alluma la lumière intérieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d’oeil, alla chercher une mandoline sous son siège et, inclinant la tête et l’épaule droite, se mit а pincer les cordes.
— Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du temps jusqu’au matin, jusqu’а ce que le tracteur arrive.
— Merci, dit humblement Perets.
— Je ne vous ennuie pas ? demanda poliment Voldemar.
— Non-non, dit Perets, je vous en prie.
Voldemar rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et entonna d’une voix mélancolique :
II n’est pas de limite а mon chagrin, Je divague, erre et m’épuise en vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
La boue s’écoulait lentement le long du pare-brise et Perets commença а distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette étrange d’une voiture qui émergeait au milieu du marais. Il mit en marche les essuie-glaces et découvrit avec stupéfaction, embourbée jusqu’а la tourelle dans la fondrière, l’automitrailleuse de tantôt.
Depuis qu’avec lui tu es partie, Je n’ai plus rien а faire de ma vie.
Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et toussa vigoureusement.
— Eh, l’ami ! fit la voix de 1 extérieur. Tu n’as pas quelques amuse-gueule ?
— Et alors ? cria Voldemar.
— J’ai du kéfir.
— Je suis pas seul !
— Venez tous ! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions ! On savait où on allait !
Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
— Alors ? dit-il avec enthousiasme. On y va ? On boira du kéfir, peut-être on jouera au tennis … Hein ?
— Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
Voldemar cria :
— On arrive ! Le temps de gonfler le canot !
Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d’eau, des grattements de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s’éleva, provenant de quelque part vers le bas : « C’est prêt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais prenez la mandoline ! » En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se trouvait un canot pneumatique et а son bord, tel un gondolier, Voldemar solidement campé sur ses jambes, une grande pelle de sapeur а la main, un sourire joyeux aux lèvres, qui levait les yeux vers Perets.
… Dans la vieille automitrailleuse rouillée qui datait de Verdun il faisait chaud а donner la nausée, cela empestait l’huile chaude et les vapeurs d’essence, une petite lampe pвlote éclairait la tablette de fer couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l’armoire en fer-blanc toute cabossée qui contenait les rations de combat était maintenant bourrée de bouteilles de kéfir, tout le monde était en tenue de nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue, tout le monde était ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n’avait pu trouver de la place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait lui-même sur le dos en disant а chaque fois : « Pardon, je me suis trompé … » et on l’aidait а remonter avec de gros rires …
— Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J’ai besoin de faire un peu de lessive … et je n’ai pas encore fait ma gymnastique.
— Ah bon ! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lа c’est différent. Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de suite et on viendra vous chercher … Il me faudrait juste la mandoline.
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