L’endroit était chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses étaient brûlantes, ce qui le réjouit d’abord, puis l’étonna plutôt. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur, mais il se souvint de l’histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie а elles, ce qui, loin de l’effrayer, lui donna au contraire un sentiment de sécurité. Il s’assit confortablement, ôta ses chaussures humides, retira ses chaussettes trempées et s’essuya les pieds avec un morceau d’étoupe. Il faisait si chaud, on était si bien qu’il pensa : « C’est vraiment étrange que je sois seul ici. Personne n’a donc pensé qu’il était beaucoup mieux de rester ici plutôt que d’aller se traîner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d’aller se planter dans un marécage putride ? » II s’adossa а une feuille de contre-plaqué brûlante, appuya ses pieds nus sur la face opposée et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tête se trouvait une fente étroite qui laissait apparaître une bande de ciel blanchie par la lune, parsemée de quelques étoiles hésitantes. On entendait, venant d’on ne sait où, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
« Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les machines ! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines avariées ou mal réglées. »
… Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l’homme ne pourra jamais s’entendre avec les machines. Et nous n’allons pas, citoyens, la discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave Domarochinier pense de même. Qu’est-ce donc qu’une machine ? Un mécanisme inanimé, privé de toute la plénitude des sens et ne pouvant pas être plus intelligent que l’homme. Encore une fois c’est une structure non albumineuse, encore une fois la vie ne peut se réduire а des processus physiques et chimiques, et donc la raison … A cet instant un intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa а la tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesé et proféra avec des sanglots dans la voix : « Je ne peux pas … Je ne veux pas … L’enfant rose qui joue avec son hochet … les saules pleureurs qui se penchent vers l’étang … les petites filles en tablier blanc … Elles lisent des vers, elles pleurent, elles pleurent !.. Sur la belle ligne du poète … Je ne veux pas que le fer électronique éteigne ces yeux … ces lèvres … ces jeunes seins timides … Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que l’homme ! Parce que je … parce que nous … Nous ne le voulons pas ! Et cela ne sera jamais ! Jamais ! ! ! Jamais ! ! ! » On se précipita sur lui avec des verres d’eau, tandis qu’а quatre cents kilomètres au-dessus de ses boucles neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur rempli d’explosif nucléaire.
« Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas être aussi stupidement imbécile. Bien sûr, on peut lancer une campagne pour la prévention de l’hiver, faire le sorcier après s’être goinfré de fausse oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut tout de même mieux avoir des pelisses et s’acheter des bottes fourrées … D’ailleurs, ce protecteur а cheveux blancs des jeunes poitrines timides raconte tout ce qu’il veut а sa tribune, puis il va prendre chez sa maîtresse la burette de la machine а coudre, va rejoindre en douée une grosse bête électronique et commence а lui graisser les pignons en surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires respectueux quand il reçoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides imbéciles а cheveux blancs. Et n’oublie pas. Seigneur, de nous sauver des imbéciles intelligents avec des masques de carton …
— Je crois que tu fais des rêves, prononça une voix de basse quelque part au-dessus de sa tête. Je sais par expérience que les rêves laissent parfois un arrière-goût très désagréable. Parfois même, on est comme frappé de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ça passe. Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas ? Et tous les arrière-goûts se transformera Lent en plaisir.
— Ah ! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et capricieuse. Tout m’ennuie. C’est toujours la même chose : le fer, la matière plastique, le béton, les gens. J’en suis saturé. Pour moi, il n’y a jamais aucun plaisir lа-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je reste а la même place а mourir d’ennui.
— Tu devrais te décider а changer de place, grinça au loin un vieillard acariвtre.
— Facile а dire, changer de place ! En ce moment je ne suis pas а ma place habituelle, et je m’ennuie quand même. Et ça a été difficile de partir !
— Bon, dit la voix de basse sur un ton posé. Mais qu’est-ce que tu veux alors ? C’est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n’as pas envie de travailler ?
— Ah ! vous ne comprenez donc pas ? Je veux vivre une vie pleine, je veux voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c’est toujours la même chose …
— Revenez ! rugit une voix d’étain. Balivernes ! La même chose, c’est très bien. Hausse fixe ! Compris ? Répétez !
— Ah ! vous et vos commandements …
C’étaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les voyait pas et n’avait aucun moyen de se les représenter, mais il imagina soudain qu’il était caché sous le comptoir d’un magasin de jouets et qu’il écoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus gigantesques, et par lа effrayants. Cette voix fluette et hystérique appartenait évidemment а Jeanne, la poupée de cinq mètres de haut. Elle portait une robe de tulle bariolée, et elle avait un visage joufflu, rose et immobile avec des yeux qui roulaient, des bras épais, absurde ment écartés et des pieds aux doigts collés ensemble. La basse, c’était l’ours gigantesque Vinni Puch. qui tenait а peine dans le container, débonnaire, ébouriffé, bourré de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres étaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
— Je pense qu’il faudrait quand même que tu travailles, grommela Vinni Puch. Considère qu’il y a ici des créatures qui ont eu moins de chance que toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il reste ici а penser jour et nuit, parce que le plan d’action n’est pas encore déterminé. Et jamais personne ne l’a entendu se plaindre. Un travail monotone, c’est aussi un travail. Un plaisir monotone, c’est encore un plaisir. Ce n’est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
— Ah ! vous ne comprenez pas, dit la poupée Jeanne. Chez vous tantôt les rêves sont cause de tout, tantôt je ne sais pas. Mais j’ai des pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu’il va y avoir une terrible explosion, et а la moindre étincelle je vole en éclats et je me transforme en vapeur. Je le sais, je l’ai vu.
— Revenez ! tonna la voix d’étain. C’est assez ! Que savez-vous sur les explosions ? Vous pouvez courir vers l’horizon а n’importe quelle vitesse et sous n’importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de n’importe quelle distance, et ce sera une véritable explosion, pas une petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c’est moi ? Personne ne le dira, et même s’il le voulait, il n’y parviendrait pas. Je sais ce que je dis. Compris ? Répétez.
Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ça. C’était une fois pour toutes un énorme tank mécanique. C’est avec la même assurance stupide qu’il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en travers de sa route.
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