— Dans la rue …
— Dans quelle rue ? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
— Ça m’est égal dans laquelle, je veux simplement sortir, а l’extérieur !
— Non, dit le vieillard sagace, c’est bien lui. Il a seulement changé son répertoire. Ne faites pas attention а lui …
Perets regarda désespérément autour de lui, revint dans la salle et poussa la porte а côté. Elle était fermée. Une voix mécontente demanda :
— Qui est lа ?
— Je dois sortir ! cria Perets. Où est la sortie ?
— Attendez un instant.
Il y eut un certain remue-ménage derrière la porte, un clapotis d’eau, des claquements de tiroirs qu’on renferme. La voix demanda :
— Que voulez-vous ?
— Sortir ! Je dois sortir !
— Un instant.
Une clef grinça et la porte s’ouvrit. La pièce était plongée dans l’obscurité.
— Entrez, dit la voix.
Cela sentait le révélateur. Les bras étendus devant lui, Perets fit quelques pas mal assurés.
— Je n’y vois rien, dit-il.
— Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme ça.
Perets sentit qu’on le prenait par la manche pour le guider.
— Signez ici, dit la voix.
Un crayon fut glissé entre les doigts de Perets. Il distinguait maintenant dans la pénombre la vague blancheur d’une feuille de papier.
— Vous avez signé ?
— Non. Il faut signer quoi ?
— N’ayez pas peur, ce n’est pas une condamnation а mort. Signez que vous n’avez rien vu.
Perets signa а tout hasard. Il fut а nouveau fermement pris par la manche, guidé а travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix demanda :
— Vous êtes nombreux ?
— Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derrière la porte.
— La file d’attente est formée ? Je vais ouvrir la porte et faire sortir quelqu’un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de plaisanteries. C’est clair ?
— Compris. Ce n’est pas la première fois.
— Personne n’a oublié de vêtements ?
— Non, non. Faites sortir.
La clef grinça а nouveau. Perets fut presque aveuglé par la lumière éclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermés, il descendit quelques marches et comprit alors seulement qu’il se trouvait dans la cour intérieure de l’Administration. Des voix mécontentes crièrent :
— Alors, Perets, dépêche-toi ! Il va falloir attendre longtemps ?
Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d’employés du groupe de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de la main. Perets courut jusqu’au camion et embarqua : il fut tiré, hissé et jeté au fond de la caisse. Aussitôt le moteur rugit, le camion démarra brutalement, quelqu’un marcha sur la main de Perets, quelqu’un s’écroula sur lui de tout son poids, tout le monde se mit а s’époumoner et а rire aux éclats, et ils partirent.
Perets alluma une cigarette, s’assit sur sa valise et releva le col de sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s’enveloppa avec un sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que la journée fût chaude, le vent de la course transperçait les vêtements. Perets fumait, la cigarette abritée dans le creux de sa main, et regardait autour de lui. « Je m’en vais, pensait-il, je m’en vais. C’est la dernière fois que je te vois, mur. La dernière fois que je vous vois, cottages. Adieu, décharge, j’ai laissé mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu, mare, adieu, échecs, adieu, kéfir. Comme on se sent léger, vainqueur ! Jamais plus je ne boirai de kéfir. Jamais plus je ne m’installerai derrière un échiquier … »
Les employés qui s’entassaient derrière la cabine, se tenant les uns aux autres et se protégeant mutuellement du vent, parlaient de choses abstraites.
— C’est mathématique, j’ai fait le calcul moi-même. Si ça continue comme ça, dans cent ans il y aura dix employés pour chaque mètre carré de territoire et la masse globale sera telle que le rocher s’effondrera. Les besoins en moyens de transport pour l’acheminement du ravitaillement et de l’eau seront tels qu’il faudra installer un pont automobile entre l’Administration et le Continent. Les camions rouleront а quarante kilomètres а l’heure et а un mètre d’intervalle, et ils seront déchargés en marche … Non, je suis absolument certain que la direction pense dès maintenant а réglementer l’afflux des nouveaux employés. Rendez-vous compte, c’est impossible, le commandant de l’hôtel en a déjа sept, et bientôt un huitième. Et tous en bonne santé. Domarochinier pense qu’il faut faire quelque chose а ce sujet. Non, pas obligatoirement la stérilisation, comme il le propose …
— Quelqu’un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
— C’est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la stérilisation …
— Il paraît que les congés annuels seront portés а six mois.
Ils passèrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout а coup que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientôt franchir les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
— Dites-moi, où allons-nous ? demanda-t-il,
— Comment, où ? Toucher la paye.
— On ne va pas sur le Continent ?
— Sur le Continent, pour quoi faire ? Le caissier est а la station biologique.
— Alors vous allez а la station ? Dans la forêt ?
— Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payés а la station biologique.
— Mais moi, alors ? demanda Perets, décontenancé.
— Tu seras payé aussi. Tu as droit а une prime … Au fait, tous les questionnaires sont remplis ?
Les employés se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles de papier imprimé de diverses couleurs et dimensions.
— Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire ?
— Quel questionnaire ?
— Comment, quel questionnaire ? Le formulaire numéro quatre-vingt-quatre.
— Je n’ai rien rempli, dit Perets.
— Seigneur, vous vous rendez compte ! Perets n’a pas de papiers !
— Pas grave. Il a probablement un laissez-passer …
— Je n’ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma valise et le manteau, lа … Je ne comptais pas aller dans la forêt, je voulais partir.
— Et la visite médicale ? Les vaccinations ?
Perets secoua la tête. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et Perets, le regard lointain, considérait la forêt, ses strates poreuses а l’horizon, son bouillonnement d’orage figé, la toile d’araignée de brume poisseuse а l’ombre de la falaise.
— S’il y a ce genre de choses, ce n’est pas pour rien, dit quelqu’un.
— Mais enfin, tout de même, il n’y a pas d’objectifs sur le chemin …
— Et Domarochinier ?
— Quoi, Domarochinier, puisqu’il n’y a pas d’objectifs ?
— Ça, tu n’en sais rien. Et personne n’en sait rien. L’année dernière Candide est parti en hélico sans papiers ; c’était un type qui n’avait pas froid aux yeux. Et maintenant, où est-il ?
— Primo, ce n’était pas l’année dernière, mais bien avant. Secundo, il est mort, et c’est tout. A son poste.
— Oui ? et tu as vu la note de service ?
— C’est vrai. Il n’y en a pas eu.
— Alors il n’y a même pas а discuter. On l’a mis dans le bunker du poste de contrôle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires …
— Comment ça se fait, Pertchik, que tu n’aies pas rempli le questionnaire ? Tu as peut-être quelque chose de pas tout а fait clair …
— Un instant, messieurs ! La question est sérieuse. Je propose que nous examinions le cas de l’employé Perets dans les règles, pour ainsi dire, démocratiques. Qui sera le secrétaire ?
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