Perets se vit marchant sur la route poussiéreuse sous un soleil de feu, kilomètre après kilomètre, tandis que la valise se fait de plus en plus lourde et de plus en plus indépendante de sa volonté. Et chaque pas l’éloigne toujours plus de la forêt, de son rêve, de son angoisse qui est depuis longtemps le sens de sa vie …
« On dirait qu’il y a un bout de temps que personne n’a été appelé, pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dû être très intéressé par le projet de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du bureau ? Il doit y avoir une autre issue. »
— Excusez-moi, s’il vous plaît, dit-il en se tournant vers « Mon cher » Brandskougel, quelle heure est-il ?
« Mon cher » Brandskougel consulta sa montre-bracelet, réfléchit un instant et dit :
— Je ne sais pas.
Perets se pencha vers son oreille et murmura :
— Je ne le dirai а personne. A per-sonne. « Mon cher » Brandskougel hésita. Il promena des doigts indécis sur la plaquette de plastique qui portait son nom, jeta un regard а la dérobée autour de lui, bвilla nerveusement, regarda а nouveau autour de lui et chuchota en maintenant fermement son masque contre sa figure :
— Je ne sais pas.
Puis il se leva et s’empressa de rejoindre un autre coin de la salle d’attente.
La secrétaire dit :
— Perets, c’est votre tour.
— Mon tour ? s’étonna Perets. J’étais quatrième.
La secrétaire haussa la voix.
— Employé surnuméraire Perets, c’est votre tour !
— Il raisonne …, grommela quelqu’un.
— Ces types-lа, il faut les chasser … Avec un balai brûlant ! dit а voix haute quelqu’un sur la droite.
Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les mains а ses flancs. La secrétaire le regardait fixement.
Des voix s’élevèrent dans la salle d’attente :
— Il fait le dégoûté.
— Ça a beau faire le malin …
— Et nous avons supporté ça !
— Excusez, vous l’avez supporté. Moi, c’est la première fois que je le vois.
— Et moi, je vous signale que ce n’est pas la vingtième.
La secrétaire éleva la voix :
— Doucement ! Gardez le silence ! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous lа-bas … Oui, oui, c’est а vous que je parle. Alors, employé Perets, vous allez entrer ? Ou vous voulez que j’appelle les gardes ?
— Oui, dit Perets. Oui, j’y vais.
La dernière personne qu’il vit avant de quitter la salle d’attente fut « Mon cher » Brandskougel, barricadé dans un coin derrière son fauteuil, le visage crispé, accroupi une main dans la poche arrière de son pantalon. Puis il vit le Directeur.
Le Directeur était un bel homme élancé d’une trentaine d’années, vêtu d’un costume coûteux qui tombait admirablement. Il était debout près de la fenêtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se pressaient sur l’appui. Le bureau était absolument vide : il n’y avait pas une chaise, pas même de table. Seule une copie en réduction de « L’exploit du traverseur de la forêt Selivan » était accrochée au mur opposé а la fenêtre.
— Employé surnuméraire de l’Administration Perets ? prononça d’une voix claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d’un sportif.
— Mmm … oui … Je … bafouilla Perets.
— Enchanté, enchanté Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour. Mon nom est Ah. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
Perets s’inclina, intimidé, et serra la main qu’on lui tendait. La main était sèche et ferme.
— Comme vous voyez, je donne а manger aux pigeons. Curieux oiseau. On sent qu’il renferme des possibilités immenses. Qu’en pensez-vous, monsieur Perets ?
Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le visage du Directeur exprimait une telle cordialité, un tel intérêt, une telle attente anxieuse d’une réponse que Perets se reprit et mentit :
— J’aime beaucoup, monsieur Ah.
— Vous les aimez rôtis ? Ou а l’étouffée ? Moi par exemple je les aime en croûte. Un pigeon en croûte avec un verre de bon vin demi-sec — que peut-il y avoir de mieux ? Qu’en pensez-vous ?
Et le visage de M. Ah refléta а nouveau un très vif intérêt et l’attente anxieuse de la réponse.
— Etonnant, dit Perets. Il avait résolu de se résigner а tout et d’être d’accord sur tout.
— Et la « Colombe » de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remémore а l’instant … « Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants passent sans qu’on puisse les rattraper … » Comme cela exprime bien cette idée de notre incapacité а saisir et matérialiser la beauté !
— De très beaux vers, acquiesça passivement Perets.
— La première fois que j’ai vu la « Colombe », j’ai pensé, comme probablement beaucoup d’autres, que le dessin était faux, ou en tout cas peu naturel. Mais ensuite, j’ai été amené par mes fonctions а m’intéresser aux pigeons et je me suis soudain aperçu que Picasso, ce faiseur de miracles, avait saisi l’instant précis où le pigeon replie ses ailes avant de se poser. Ses pattes touchent déjа la terre, mais lui est encore dans l’air, en vol. L’instant où le mouvement devient immobilité, le vol repos.
— Il y a chez Picasso des tableaux étranges, que je ne comprends pas, dit Perets, montrant lа son indépendance d’esprit.
— Oh, c’est simplement que vous ne les avez pas regardés assez longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d’aller deux ou trois fois dans l’année au musée. Il faut regarder les tableaux durant des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c’est une mauvaise copie. Mais si vous aviez l’occasion de faire connaissance avec l’original, vous comprendriez l’idée de l’artiste.
— Et en quoi consiste-t-elle ?
— Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau ? Formellement, c’est quelque chose moitié-homme moitié-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne saisit pas le passage d’une substance а une autre. Il manque au tableau le principal — la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilité d’étudier l’original, vous comprendriez que l’artiste est parvenu а faire entrer dans la représentation un sens symbolique profond, qu’il a reproduit non pas un homme-arbre, ni même la transformation de l’homme en arbre, mais précisément et uniquement la transformation de l’arbre en homme. L’artiste a utilisé l’idée contenue dans une vieille légende pour représenter la naissance d’une nouvelle individualité. Le nouveau qui sort de l’ancien. La vie de la mort. La raison de la matière stagnante. La copie est absolument statique et tout ce qui y est représenté existe en dehors du cours du temps. Mais l’original renferme le temps-mouvement ! Le vecteur ! La flèche du temps, comme dirait Eddington !
— Et où donc est l’original ? demanda poliment Perets.
Le Directeur eut un sourire.
— L’original, naturellement, a été détruit en tant qu’objet d’art ne permettant pas une double interprétation. La première et la deuxième copie ont également été détruites par mesure de précaution.
M. Ah revint а la fenêtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait sur l’appui.
— Bien. Nous avons parlé des pigeons, prononça-t-il d’une voix nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom ?
— Quoi ?
— Nom. Votre nom.
— Pe … Perets.
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