Bruissements. Crépitements. Une voix aiguл et inconnue : « L’Administration ne peut réellement utiliser qu’un fragment insignifiant de territoire dans l’océan de la forêt qui baigne le Continent. Il n’y a pas de sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre extraordinaire de choses, mais nous n’avons pas jusqu’а maintenant compris ce qui nous est nécessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne résiste pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apporté une satisfaction, c’est bien. Sinon c’est qu’il était dépourvu de sens … »
De nouveau des bruissements et des crépitements.
« … Résistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de tout-terrain, de dirigeables et d’hélicoptères, la science médicale et la meilleure théorie de l’approvisionnement du monde. On découvre а l’Administration au moins deux gros défauts. Actuellement des actions de ce genre peuvent atteindre de très gros chiffrages au nom de Herostrate pour qu’il reste notre ami privilégié. Elle est absolument incapable de créer, sans ruiner l’autorité et l’ingratitude … »
Bourdonnement, sifflement, bruits semblables а une quinte de toux.
« Elle aime beaucoup ce que l’on appelle les solutions simples, les bibliothèques, les relations profondes, les cartes géographiques et autres. Les chemins qu’elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la vie pour tout le monde mais les gens n’aiment pas cela. Les employés sont assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun а sa place, ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours plus lourd, alors que la consommation de kéfir ne permet ni de cultiver, ni de supprimer, ni de faire entrer la forêt dans une clandestinité convenable. J’ai peur que nous n’ayons même pas compris ce que nous voulons exactement et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacité de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords, parce qu’un problème scientifique, correctement posé, est devenu moral. Il est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu’un doit exciter, et ne pas raconter de légendes, mais se préparer soigneusement а une issue type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous êtes préparés. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ; dix-huit heures : réunion chez moi du personnel non en service ; vingt-quatre heures : évacuation générale … »
II y eut dans l’écouteur comme un bruit d’eau qui coule. Puis tout se tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sévère et accusateur.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Perets. Je n’ai rien compris.
— Ce n’est pas étonnant, fit Domarochinier d’une voix glaciale. Vous avez pris un appareil qui n’est pas le vôtre. (Il baissa les yeux, inscrivit quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C’est, entre autres choses une violation des règles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce téléphone et de partir. Sinon j’appellerai les officiels.
— Bon, dit Perets, je m’en vais. Mais où est mon appareil ? Celui-ci n’est pas le mien. Soit. Mais alors où est le mien ?
Domarochinier ne répondit pas. Ses yeux se fermèrent а nouveau et il colla le récepteur а son oreille. Perets entendit un coassement.
— Je vous demande où est mon appareil, cria Perets.
Maintenant, il n’entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets rejeta alors le combiné et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des bureaux, et partout vit des employés connus ou inconnus. Certains étaient assis ou debout, figés dans l’immobilité la plus complète, pareils а des figures de cire aux yeux de verre ; d’autres couraient d’un coin а un autre, enjambant le fil du téléphone qu’ils traînaient après eux ; d’autres encore écrivaient fiévreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans les marges des journaux. Et chacun collait étroitement le combiné а son oreille, comme s’il craignait de perdre le moindre mot. Il n’y avait pas de téléphone libre. Perets tenta de prendre celui d’un employé figé dans sa transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint aussitôt а la vie, se mit а glapir et а ruer, tandis que les autres poussaient des « Chut ! », agitaient les bras, et quelqu’un cria d’une voix hystérique : « C’est un scandale ! Appelez la garde ! »
— Où est mon appareil ? criait Perets. Je suis un homme comme vous et j’ai le droit de savoir ! Laissez-moi écouter ! Donnez-moi mon appareil !
On le poussa dehors et la porte fut refermée а clef derrière lui. Il gagna le dernier étage et lа, а l’entrée du grenier, près de la machinerie de l’ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis а une petite table, deux mécaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets s’adossa au mur. Les mécaniciens le regardèrent, lui adressèrent un vague sourire et se penchèrent derechef sur leur feuille de papier.
— Vous non plus, vous n’avez pas d’appareil ? demanda Perets.
— Si, répondit l’un d’eux. Pourquoi est-ce qu’on n’en aurait pas ? On n’en est pas encore arrivé lа.
— Et vous n’écoutez pas ?
— On n’entend rien, donc il n’y a pas а écouter.
— Et pourquoi on n’entend rien ?
— On a coupé le fil.
Perets s’essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissé, attendit que l’un des deux mécaniciens ait gagné et redescendit. Les couloirs étaient devenus bruyants. Les portes s’ouvraient, les employés sortaient pour griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix animées, excitées, bouleversées.
« Je vous le garantis, c’est les Esquimaux qui ont inventé l’eskimo. Quoi ? Mais enfin, je l’ai simplement lu dans un livre … Vous n’entendez pas la consonance ? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi ? »
« Je l’ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et c’était en 56. Vous vous rendez compte, ce qu’il peut valoir maintenant ? »
« Drôles de cigarettes. Il paraît que maintenant ils ne mettent plus du tout de tabac dans les cigarettes, mais qu’ils prennent un papier spécial, qu’ils le hachent et qu’ils l’imprègnent de nicotine … »
« Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs, les gants de soie … »
« Comment avez-vous dormi ? Moi, je n’ai pas pu fermer l’oeil de la mit. C’est ce mouton qui n’arrête pas de faire du fracas. Vous entendez ? Et c’est comme ça toute lu nuit … Bonjour, Perets ! Il paraît que vous étiez parti … C’est bien d’être resté … »
« On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses qui disparaissaient ? Eh bien ! c’était le discobole du parc, vous savez, la statue près de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe … »
« Pertchik, sois un frère, prête-moi cinq sacs jusqu’а la paye, c’est-а-dire jusqu’а demain … »
« Et il ne lui faisait pas la cour. C’est elle qui s’est jeté sur lui. En présence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l’ai vu de mes propres yeux …
Perets regagna son bureau, dit bonjour а Kim et se lava. Kim ne travaillait pas. II était assis, les mains tranquillement posées а plat sur la table, et il regardait le carrelage de faпence du mur. Perets enleva la housse de la « mercedes », brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
— Pas moyen de travailler aujourd’hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se promène pour tout réparer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire maintenant.
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