— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Mais vous allez avoir des ennuis.
— Ah ! tu crois ça. La parole d’honneur de quatre personnes honorables contre celle d’un gibier de potence. Ou ne serais-tu pas un bagnard ? De toute manière, M. Bonforte préfère que ce soit moi qui le conduise. Si bien que tu t’es empressé de faire plaisir à M. Bonforte.
A ce moment précis, mon prisonnier et moi-même faillîmes traverser le plafond de la voiture. Nous venions de passer sur un obstacle gros comme un ver, posé en travers de la route, unie comme un miroir.
— Monsieur Bonforte ! cria le chauffeur, sur un ton d’injure.
— Vous savez, Chef, reprit Dak, quelques secondes plus tard : je ne suis pas d’avis de le jeter par la fenêtre. Je pense qu’il vaudrait mieux vous déposer. Puis le prendre lui et l’emmener dans un endroit tranquille. Je crois qu’il finirait par parler si on le lui demandait avec assez d’insistance.
Le chauffeur se débattit. Je resserrai les doigts autour de son cou et le refrappai de la jointure du pouce. Peut-être qu’un os ne donne pas tout à fait la même impression que la gueule d’une arme à feu, mais qui peut savoir au juste ?
Il se laissa aller et dit :
— Vous n’oserez pas me faire une piqûre.
— Seigneur, non ! s’écria Dak. Cela serait illégal… Penny, mon chou, est-ce que vous avez une épingle sur vous.
— Mais certainement, Dak, répondit-elle, et elle n’était pas effrayée alors que je l’étais, moi.
— Merci… Eh bien, mon gars, tu n’as certainement jamais eu d’épingle qu’on te poussait sous l’ongle. On assure que cela suffit à détruire l’effet d’un blocage hypnotique. Oui ! L’épingle sous l’ongle parle directement au subconscient. Il n’y a qu’un ennui, c’est que le malade fait des bruits désagréables. Ainsi donc, nous te conduirons sur le sable des dunes où nous ne dérangerons personne, excepté les scorpions. Et quand tu auras parlé, c’est là que vient le plus gentil ! Quand tu auras parlé, on te laissera partir. Tranquillement. On ne te fera rien. Tu pourras retourner en ville. Mais écoute-moi bien : si tu as fait preuve d’obéissance et d’esprit de coopération, on te fait une fleur : nous te laissons ton masque.
Dak se tut. On n’entendit plus que le bruit de l’air raréfié de Mars contre les parois de la voiture. L’être humain en bonne condition peut, sans masque à oxygène, parcourir une centaine de mètres sur cette planète. Je crois me rappeler le cas exceptionnel d’un humain ayant accompli, toujours sans masque, une course d’un demi-kilomètre avant d’expirer. Et Goddard-Ville se trouvait à vingt-trois kilomètres environ.
— C’est pas des blagues, commença notre prisonnier : je ne sais rien. On m’a payé seulement pour que je vous fasse écraser par l’autre voiture.
— Eh bien, essaie de te réveiller la mémoire, dit Dak en ralentissant. C’est ici que vous descendez, Chef ! Prends son arme, Rog, et remplace le Chef.
— D’ac, répondit Rog, et il enfonça à son tour le poing dans le dos du chauffeur. La voiture s’arrêta devant les portes monumentales.
— Vous disposez de quatre minutes, dit Dak, soulagé. Quelle bonne voiture. Je voudrais bien en avoir une comme ça. Rog, si tu voulais te pousser un peu et me faire de la place. (Rog se poussa. Dak frappa le chauffeur du coupant de la main sur le cou. L’homme devint flasque et s’effondra.) Voilà qui le fera se tenir tranquille le temps de vous préparer, Chef ! On ne peut pas se permettre de laisser-aller sous les yeux de ceux du Nid. Quelle heure est-il ? (Nous avions trois minutes trente secondes d’avance sur l’horaire.) Alors, Chef, je vous rappelle que vous avez encore trois minutes devant vous. Il vous faut faire votre entrée exactement au temps prévu. Ni plus tôt ni plus tard. A l’heure exacte.
— Vu ! fis-je.
— Vu ! fit Clifton.
— Par conséquent, trente secondes à peu près pour monter la rampe. Il reste trois minutes. Que voulez-vous faire pendant ces trois minutes, Chef ?
— Reprendre mon sang-froid, Dak.
— Votre sang-froid, vous l’avez. Vous ne vous êtes pas trompé d’un clin d’œil à la dernière répétition. Haut les cœurs, vieille branche ! Encore deux heures à faire et vous pourrez rentrer chez vous avec votre argent qui vous brûle les poches. C’est le sprint final.
— Oui ! je l’espère. Ça n’aura pas été sans mal. Dites-moi, Dak…
— Quoi donc ?
— Venez un peu plus près… Et qu’est-ce qui arrive si je fais une erreur… Là-dedans ?
Broadbent eut un rire un peu trop confiant :
— Pas d’erreur possible, voyons ! Penny me dit que vous possédez tout ça sur le bout des ongles. Alors ?
— Bien entendu. Mais supposez seulement que je me trompe quand même. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Vous ne vous tromperez pas. Je sais ce que vous éprouvez. La première fois que j’ai dû faire un atterrissage, seul, j’ai éprouvé la même sensation. Mais une fois que c’était commencé, j’étais si occupé que je n’ai pas eu le temps de me tromper.
— Surveillez l’heure, cria Clifton.
— Y’a tout le temps qui faut… Plus d’une minute au moins !
— Monsieur Bonforte, monsieur Bonforte… (C’était la voix de Penny. J’allais vers la voiture. Elle en sortit. Me tendit la main.) Bonne chance, monsieur Bonforte.
— Merci, Penny.
Rog me secoua la main. Dak me tapa dans le dos :
— Moins de trente secondes, à vous de jouer.
J’acquiesçai et me dirigeai vers la rampe. Je devais être à l’heure fixée quand j’atteignis le sommet, car les puissantes barrières s’ouvrirent en roulant devant moi. J’aspirai une grande goulée d’air, je maudis le masque à oxygène et j’entrai en scène.
Même si ce n’est pas la première fois, le rideau qui se lève sur la première représentation de n’importe quelle pièce vous coupe le souffle et vous arrête le cœur. Votre rôle est au point. Votre manager a compté le nombre des spectateurs. Ce n’est pas votre coup d’essai. Peu importe… quand vous débouchez là, que vous savez que tous ces yeux sont fixés sur vous et qu’on attend votre première parole, qu’on attend que vous bougiez… Cela vous fait quand même quelque chose. Et, c’est même pour cela qu’il existe des souffleurs.
Je levai la tête. Vis mon public. Voulus partir en courant. Pour la première fois depuis trente ans, j’avais le trac.
Le ban et l’arrière-ban du Nid s’étendaient devant moi aussi loin que portait la vue, serrés comme des asperges. Oui, je savais qu’il me fallait pour débuter avancer lentement le long de l’allée centrale, jusqu’à l’autre extrémité, jusqu’à la déclivité qui menait jusqu’au Sein du Nid intérieur.
Mais j’étais paralysé.
Je me disais : « Voyons, mon ami, tu es John Joseph Bonforte. Tu es venu ici bien des fois avant aujourd’hui. Et ces personnes sont tes amis. Tu es ici parce que tu veux être ici. Et parce qu’ils veulent que tu y sois. Avance donc, le long de la nef, pom pom pom pom, pom pom pom pom… Et vive la Mariée ! »
J’étais redevenu Bonforte. J’étais l’oncle Joe Bonforte. Le Bonforte déterminé à faire parfaitement ce qu’il faisait et à réussir, pour le plus grand honneur et pour le plus grand bien de son peuple et de sa race. Et pour ses amis de Mars aussi. Je respirai, mis le pied en avant.
Et d’avoir respiré devait me sauver parce que cela me fit sentir l’exquis, l’incomparable parfum. Ces milliers et ces milliers de Martiens en rangs compacts me donnaient l’impression que l’on avait laissé tomber par terre et cassé une caisse entière de flacons de Désir sauvage.
J’étais tellement sûr de respirer le parfum de C. des Champs-Elysées, que sans même y réfléchir, je regardai derrière moi. Non, Penny ne me suivait pas.
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