Robert Heinlein - Double étoile

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Lorenzo Smythe, acteur sans emploi, est tout disposé à accepter n’importe quoi. y compris le verre que lui offre un homme qu’il sait cependant venir de l’espace.
Cette rencontre dans un bar lui vaudra le plus grand rôle de sa carrière : « doubler » John J. Bonforte, le chef de la coalition politico-expansionniste, l’homme le plus aimé, et le plus haï, du Système Solaire !
Mais cela, Lorenzo ne le découvrira qu’enlevé à bord d’un astronef en route pour Mars. Il se voit alors, dans un cauchemar terrible pour un acteur, de simple « doublure » devenir un véritable « double », pris dans la peau de son rôle comme dans un engrenage…
Et entraîné dans un conflit interplanétaire aux conséquences imprévisibles. C’est de son talent d’acteur à s’identifier complétement avec le personnage auquel il ne peut plus échapper, que dépend le sort de neuf planètes.

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Puis boitillant, je marchai de l’allure à peu près d’un Martien qui avance sur Terre. Derrière moi, la foule se refermait. Il y avait des enfants qui lâchaient leurs parents pour se faufiler vers moi. Par « enfants » je veux dire des Martiens d’après le moment où la scissiparité s’est produite. Ils n’ont encore que la moitié du poids et de la taille d’adultes. Comme ils ne sortent pas du Nid, nous avons tendance à oublier qu’il y a de petits Martiens. Il faut près de cinq ans pour que le Martien atteigne la taille normale, que son esprit se remette et qu’il retrouve l’intégrité de sa mémoire. Pendant toute cette période de transition, ce n’est rien de plus qu’un idiot qui essaie de toutes ses forces de devenir un abruti sans plus. Mais le réajustement des gènes et les accidents inséparables de la scissiparité ont mis celui qui la subit hors de course pour très longtemps. (Il y avait dans la documentation cinématographique de Bonforte un film consacré à ce sujet.) Ces enfants, qui sont donc idiots, ne sont pas tenus aux « convenances » avec tout ce que cela comporte. Mais on ne les en aime pas moins, bien au contraire.

Deux de ces petits, de même taille, la plus petite, et que je n’aurais pu distinguer l’un de l’autre, s’étaient arrêtés devant moi, un peu comme deux jeunes chiens fous qui s’aventurent sur la chaussée, malgré le flot de voitures. Il fallait ou m’arrêter ou leur marcher dessus.

Je m’arrêtai. Ils en profitèrent pour se rapprocher encore et me bloquer complètement la route. Après quoi, ils se mirent à caqueter entre eux tout en étendant des pseudopodes. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils disaient. Un peu plus, ils me tiraient l’étoffe de mon complet et me glissaient leurs extrémités dans les poches.

La foule était si dense que je ne pouvais continuer ni à gauche ni à droite. Et l’horaire m’appelait, inexorablement. Mais ils étaient si gentils que je cherchais vainement un bonbon, que j’aurais pu leur offrir. Le temps pressait. Si je laissais aller, j’allais commettre la faute classique d’inconvenance, illustrée par Kkkahgral le Cadet en personne.

Mais les deux petits s’en souciaient comme une carpe d’une pomme. L’un des deux avait réussi à étendre le pseudopode sur ma montre de gousset.

Je soupirai, fus littéralement envahi par le parfum, et je fis un pari. Je pariai contre moi-même. Pariai que là comme ailleurs il fallait embrasser les enfants. Que cela valait même contre les impératifs de l’étiquette martienne. Je mis un genou en terre, et, devenu de la taille d’un de ces sympathiques jeunes gens, je leur fis une bonne caresse, passant ma main sur leur écorce.

Puis me relevai, leur disant aussi distinctement que je le pus :

— Et maintenant c’est assez. Il faut que je parte.

Ce qui me suffit à dépenser le trésor presque entier de mes connaissances en fait de martien.

Les deux petits se serrèrent contre moi. Avec gentillesse mais fermeté, je les repoussai et traversai la haie des spectateurs, en me dépêchant pour rattraper le temps perdu. Aucune baguette de vie et de mort ne me flamba dans le dos. Avais-je raison d’espérer que l’infraction dont je venais de me rendre coupable, n’avait pas atteint encore le niveau du crime puni de peine capitale. Enfin je fus sur la pente qui menait au sein du Nid intérieur.

********************************************************

La ligne d’astérisques ci-dessus représente la cérémonie d’Adoption.

Et pour quelle raison ?

Mais parce que cela regarde exclusivement les membres du Nid de Kkkah. Affaire de famille.

Ou si vous aimez mieux : un Mormon peut avoir d’excellents amis non-Mormons. Mais son amitié va-t-elle jusqu’à lui faire introduire un non-Mormon à l’intérieur du Temple de Salt-Lake City (Utah) ?

Non !

Les Martiens visitent les Nids des autres. Mais ils ne pénètrent jamais dans le sein du Nid intérieur que de leur propre famille… Et je n’ai pas plus le droit de donner le détail de la cérémonie d’Adoption qu’un franc-maçon n’a le droit de communiquer le rituel de sa loge aux personnes de l’extérieur.

Peu importent les grandes lignes, d’ailleurs, étant donné qu’elles sont les mêmes pour tous les Nids. Mon parrain, le plus ancien des amis martiens de Bonforte, Kkkahrrreash, me rencontra à la porte et leva la baguette sur moi. Je l’exhortai à me tuer sur place au cas où je me rendrais coupable d’une faute quelconque. A vrai dire, je ne le reconnaissais pas. J’avais étudié des photographies de lui, mais je ne le reconnaissais pas. Mais ce ne pouvait être que lui puisque la chose était prévue au rituel.

Après avoir ainsi manifesté mes sentiments loyalistes, je fus autorisé à pénétrer. Kkkahrrreash m’accompagna de station en station. On m’interrogea et je répondis. Gestes et paroles étaient stylisés comme une pièce chinoise. Sans quoi, la chose n’aurait pu réussir. Le plus souvent, je ne comprenais rien à ce qu’on me disait et dans la moitié des cas, je ne comprenais pas les réponses que je faisais moi-même. Simplement, je connaissais mon rôle. A cause de la lumière basse qu’on affectionne sur Mars, j’avais l’impression de ramper dans l’ombre comme une véritable taupe.

Il m’est arrivé une fois de jouer avec le célèbre Kawk Mantell, peu avant sa mort, alors qu’il était déjà complètement sourd, le pauvre. Quel acteur ! Il n’était même pas question d’user d’un appareil acoustique. Parfois il réussissait à lire sur les lèvres du partenaire mais ce n’était pas tout le temps possible. Eh bien, il avait fait personnellement la mise en scène et l’avait si minutieusement minutée que je l’ai vu prononcer une phrase, avancer de trois pas, pivoter sur lui-même et répondre exactement à une réplique qu’il n’entendait pas.

Ici, c’était la même chose. Je connaissais mon rôle et je le jouais. Tant pis pour eux s’ils ne connaissaient pas le leur et que la représentation ne fût point parfaite. C’était leur affaire.

Certes cela n’arrangeait rien de voir pendant tout le temps de la cérémonie au moins quatre de ces baguettes de vie ou de mort brandies sur ma tête. Allait-il me brûler ? Après tout, je n’étais qu’une pauvre brute d’humain. Et au pire il ne me donnerait que la mention passable. Et encore…

Au terme de ce qui me parut durer des jours entiers mais qui ne dura en fait qu’un neuvième de la rotation totale de la planète, après des éternités, nous finîmes quand même par manger. Je n’ai gardé aucun souvenir de ce qui nous fut servi. Et c’est sans doute tant mieux ! Mais de toute manière je ne fus pas empoisonné.

Puis les Anciens firent leur discours. Je répondis par mon discours de remerciement, et ils me donnèrent un nom et une baguette.

J’étais devenu un Martien.

Je ne savais pas me servir de ma baguette.

Mon nom faisait un bruit de robinet qui fuit.

Aucune importance. Désormais c’était mon nom légal sur Mars, et légalement j’appartenais par le sang à la famille la plus aristocratique de la planète. Tout cela, cinquante-deux heures exactement après le moment où un cochon de terrien avait dépensé son dernier demi-impérial pour payer un verre à un étranger au bar de la Casa Mañana.

Ce qui prouve, je crois, qu’il ne faut jamais parler à des personnes qui ne vous ont pas été présentées.

Je sortis dès que je le pus. Dak m’avait confectionné un discours où j’invoquais l’obligation où je me trouvais de m’en aller sitôt la cérémonie terminée. Je tremblais comme un homme enfermé dans un dortoir de pensionnat pour jeunes filles à présent qu’il n’y avait plus de rituel à suivre. Je veux dire que même les manières les plus simples étaient retranchées derrière des habitudes sociales rigides et que je ne savais pas au juste comment me conduire. Rrreash et un autre Ancien me reconduisirent, et je caressai de nouveau deux enfants, peut-être les mêmes, je ne pourrais pas vous dire au juste. Une fois arrivé aux portes, les Anciens me dirent adieu dans ma langue maternelle que j’eus peine à comprendre et me laissèrent sortir seul. Les grilles se refermèrent dans mon dos et je sentis mon cœur redescendre à l’endroit habituel.

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