Marguerite avait oublié le morceau de page de magazine volé à la clinique par Chris. Il le sortit de la poche de sa veste et le posa sur la table de la cuisine.
« On en a une, maintenant », dit-il.
Pendant l’absence de son père, Tess regarda la télévision. Télé Blind Lake continuait à fonctionner sur son stock de programmes de divertissement déjà téléchargés, pour l’essentiel des vieux films et des séries des réseaux. Ce soir-là, elle diffusait une comédie musicale anglo-indienne avec de nombreux numéros de danses et des costumes colorés. Mais Tess eut du mal à fixer son attention dessus.
Elle savait que son père se comportait de manière bizarre. Il lui avait posé toutes sortes de questions sur le crash de l’avion et sur Chris. Elle fut juste surprise qu’il n’ait pas une seule fois mentionné la fille-Miroir. Tess non plus, elle n’était pas assez bête pour aborder ce sujet avec lui. À Crossbank, à l’époque ou ses parents habitaient ensemble, ils s’étaient plus d’une fois disputés au sujet de la fille-Miroir. Son père en reprochait les apparitions à sa mère. Tess ne voyait pas pourquoi : elles n’avaient rien en commun. Mais elle avait appris à ne rien dire. S’immiscer dans ces disputes ne servait en général qu’à la faire pleurer, ou à faire pleurer sa mère.
Son père n’aimait pas entendre parler de la Fille-Miroir. Il s’était mis depuis peu à ne pas aimer non plus entendre parler de sa mère ou de Chris. Il passait la plupart de ses soirées dans la cuisine à parler tout seul. Lorsque cela se produisait, Tess s’occupait elle-même de son bain. Elle se couchait et lisait jusqu’à ce qu’elle arrive à s’endormir.
Ce soir-là, elle était seule à la maison. Elle avait fait du pop-corn dans la cuisine, en nettoyant bien après, et essayé de regarder le film, Destination Bombay. Les numéros de danse lui plurent. Mais elle sentait derrière ses yeux la pression de la curiosité de la Fille-Miroir. « Ce n’est que de la danse », dit-elle avec mépris. Mais cela la dérangeait de s’entendre parler à voix haute quand il n’y avait personne d’autre dans la maison. Le son résonnait entre les murs. La maison de son père semblait trop grande sans lui, trop bien rangée pour avoir l’air naturelle, comme une maison témoin construite à fins d’exposition et non pour que quelqu’un y vive. Tess passa avec nervosité de pièce en pièce, en allumant les lumières. Elle se sentait mieux avec de la lumière, même si elle ne doutait pas que son père lui passerait un savon pour gaspillage d’énergie.
Et pourtant, il ne le fit pas. À son retour, il lui parla à peine, lui disant juste de se préparer pour la nuit avant d’aller dans la cuisine passer quelques coups de téléphone. Du premier étage, une fois sortie du bain, elle entendait toujours sa voix au rez-de-chaussée, qui parlait, parlait, parlait. Au téléphone. À personne. Tess enfila sa chemise de nuit et emporta son livre dans son lit, mais les mots écrits sur la page lui échappaient. Elle finit par éteindre la lumière et rester allongée en regardant par la fenêtre.
Dans la maison de son père, la fenêtre de sa chambre donnait au sud sur le portail principal et la prairie, mais une fois couchée, Tess ne voyait que le ciel. (Elle avait fermé la porte pour être sûre qu’aucune lumière ne se refléterait sur la vitre, la transformant en miroir.) Le ciel était dégagé et sans lune. Elle vit les étoiles.
Sa mère parlait souvent des étoiles. Sa mère lui donnait l’impression d’être tombée amoureuse des étoiles. Tess comprenait que les étoiles qu’elle voyait la nuit étaient juste d’autres soleils très lointains et que ces autres soleils possédaient souvent des planètes en orbite. Certaines étoiles avaient des noms étranges et évocateurs (comme Rigel ou Sirius), mais le plus souvent, elles avaient des chiffres et des lettres, comme UMa47, comme quelque chose qu’on pourrait commander sur catalogue. On ne pouvait donner un nom spécial à toutes les étoiles parce qu’il en existait bien davantage qu’on n’en voyait à l’œil nu, il en existait des milliards de plus. Toutes les étoiles n’avaient pas de planètes, et seules les planètes de quelques-unes ressemblaient à la Terre. Même comme ça, il devait y avoir beaucoup de planètes ressemblant à la Terre.
La Fille-Miroir trouvait ces pensées des plus intéressantes, mais Tess ignora sa présence muette. La Fille-Miroir lui tenait désormais si souvent compagnie qu’elle menaçait de devenir ce que le Dr Leinster avait toujours affirmé qu’elle était : une partie de Tessa.
Peut-être ce nom de « Fille-Miroir » ne lui convenait-il pas. Certes, elle avait fait ses premières apparitions dans les miroirs, mais Tess pensait que c’était juste parce qu’elle aimait y voir le reflet de Tessa, elle aimait regarder Tessa lui rendre son regard. Reflets, symétrie : la chasse gardée de la Fille-Miroir. Celle-ci se sentait une parenté avec les choses reflétées, pliées, ou même juste très compliquées, sentait une espèce de reconnaissance.
La Fille-Miroir regardait maintenant par les yeux de Tessa et voyait les étoiles dehors dans la nuit froide et noire. A-t-on raison d’appeler cela la lumière des étoiles ? se demanda Tess. En fait, elle viendrait plutôt de soleils, non ? De soleils d’autres gens ?
Elle s’endormit en écoutant le murmure lointain de la voix de son père.
Son père ne fut pas très bavard, le lendemain matin. Non qu’il ait jamais beaucoup parlé avant le café. Il lui prépara son petit déjeuner, des flocons d’avoine chauds. Il n’y avait pas de sucre roux pour mettre dessus, rien que du sucre blanc normal. Elle attendit de voir s’il allait manger aussi. Il ne le fit pas, même s’il farfouilla deux fois dans les placards de la cuisine comme s’il cherchait quelque chose qu’il aurait perdu.
Il la déposa très tôt au collège. Les portes n’étaient pas encore ouvertes et l’air de la matinée vous glaçait. Tess repéra Edie Jerundt qui traînait du côté du poteau de spirobole. Edie Jerundt la salua d’un ton neutre et dit : « J’ai deux pulls sous ma parka. »
Tess hocha la tête poliment, même si elle se fichait du nombre de pulls portés par Edie Jerundt. Elle semblait d’ailleurs avoir froid quand même. Elle avait le nez rouge et ses yeux brillaient dans le vent.
Deux garçons plus âgés passèrent et firent quelques réflexions sur « Edie Grumf et Tess la tristesse ». Tess les ignora, mais Edie ne trouva rien de mieux à faire qu’à les regarder bouche bée comme un poisson, et ils se moquèrent d’elle en s’éloignant. La Fille-Miroir se montra extrêmement curieuse de ce comportement – elle ne pouvait distinguer une personne d’une autre et ne comprenait pas pourquoi quelqu’un se moquerait de Tess ou d’Edie – mais Tess ne put lui expliquer. La cruauté des garçons était un fait à accepter et à gérer, pas à analyser. Tess était sûre qu’elle ne se serait pas comportée de cette manière à leur place. Même si elle se sentait parfois tentée de se joindre aux autres filles lorsqu’elles se moquaient d’Edie, ne serait-ce que pour ne pas attirer l’attention sur elle. (Elle ne cédait que rarement à cette tentation et en avait toujours honte après.)
« T’as vu le film, hier soir ? » demanda Edie. Une des choses qui rendait le blocus si étrange était qu’il n’y avait plus qu’un seul canal vidéo, ce qui obligeait tout le monde à regarder les mêmes émissions.
« Un peu, reconnut Tess.
— Ça m’a vraiment plu. Je téléchargerai les chansons un jour. » Edie se mit les mains le long du corps et agita le corps en ce qu’elle imaginait être une danse de style indien. Tess entendit les garçons ricaner à quelques mètres de là.
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