« J’aimerais bien avoir des bracelets de cheville », avoua Edie.
Tess pensa qu’avec des bracelets de cheville, Edie Jerundt aurait l’air d’une grenouille en robe de mariée, mais c’était une pensée méchante et elle la garda pour elle.
La Fille-Miroir l’embêtait à nouveau. Elle voulait que Tess regarde au loin les tours de refroidissement de l’Œil.
Mais qu’est-ce qu’elles avaient donc de si intéressant ?
« Tess ? dit Edie. Tu m’écoutes ?
— Désolée, dit Tess par réflexe.
— T’es vraiment bizarre, quand même », dit Edie.
Toute la matinée, les tours attirèrent l’attention de Tess. Elle les voyait par la fenêtre de la salle de classe, derrière les champs vides enneigés. Des corbeaux tourbillonnaient dans le ciel. Ils vivaient dans la région même en hiver. Ces derniers temps, ils s’étaient multipliés, du moins Tess en avait-elle l’impression, peut-être parce qu’ils s’engraissaient sur le tas d’ordures à l’ouest de la ville. Mais ils ne se perchaient jamais sur les grandes tours de refroidissement fuselées. Celles-ci servaient à évacuer le trop-plein de chaleur du sous-sol de l’Œil. Il fallait garder certaines parties de l’Œil très froides, presque aussi froides que possible, « proches du zéro absolu », comme M. Fleischer avait dit un jour. Tess savoura cette phrase en esprit. Le zéro absolu. Cela lui fit penser à une nuit glacée et sans vent. L’une de ces nuits si calmes et si froides que vos bottillons grincent sur la neige. Le zéro absolu rendait les étoiles plus faciles à voir.
La Fille-Miroir trouva ces pensées du plus haut intérêt.
M. Fleischer l’interrogea deux fois. Tess put répondre à la question de science (c’était Isaac Newton qui avait découvert les lois du mouvement), mais plus tard, en littérature, elle n’entendit pas la question, juste son nom au moment où M. Fleischer disait : « Quelqu’un ? Tessa ? »
Ils lisaient David Copperfield. Tess avait terminé le livre la semaine précédente. Elle essaya d’imaginer la question que M. Fleischer avait pu poser, mais son esprit resta vide. Elle regarda le dessus de sa table en espérant qu’il interrogerait quelqu’un d’autre. Les secondes s’égrenèrent dans un silence gêné et Tess sentit peser sur elle le poids de la déception de M. Fleischer. Elle s’enroula une boucle de cheveux autour de l’index.
Encore plus embêtant, Edie Jerundt agitait sa main levée.
« Edie ? finit par dire M. Fleischer.
— La Révolution industrielle, triompha Edie.
— Exact, on a appelé cela la Révolution industrielle… » Tess reporta son attention sur la fenêtre.
À la fin de la matinée, elle annonça à M. Fleischer qu’elle rentrait manger chez elle. Il eut l’air surpris. « Ça fait une sacrée trotte, non, Tess ? »
Oui, mais elle avait espéré qu’il ne le sache pas. « Mon papa vient me chercher. » Complètement, totalement faux. Elle fut surprise de sa facilité à mentir.
« Une raison particulière ? »
Tess haussa les épaules.
Une fois dehors, emmitouflée dans sa parka (mais sans, hélas, les deux pulls d’Edie), elle s’aperçut qu’elle ne rentrait pas à la maison et qu’elle ne retournerait pas au collège après le déjeuner. La Fille-Miroir l’avait amenée ici, et celle-ci avait d’autres plans pour l’après-midi.
Depuis la fin de la tempête de sable, l’Œil fonctionnait à la perfection, sans le moindre pépin.
C’en est presque énervant, songeait Charlie Grogan. Il avait traversé la salle de contrôle ce matin-là et tout le monde semblait détendu – autant qu’on pouvait l’être depuis le début du blocus. Les gens souriaient, en fait. Volts et ampères restaient dans la zone verte, la température ne variait pas et toutes les données sortaient de manière impeccable. Même le paysage dans lequel le Sujet continuait à avancer semblait ensoleillé et plutôt agréable. Se sentant inutile dans son bureau, Charlie regarda un bon moment son moniteur. La fatigue du Sujet sautait aux yeux. Son tégument était terne et piqueté, sa crête jaune s’affaissait comme un drapeau déchiré. Mais il marchait d’un pas régulier et avec une apparente détermination dans les régions sauvages et sans chemins. L’endroit était plat et désolé mais on voyait une irrégularité au loin sur l’horizon, des sommets montagneux, un soupçon de neige éternelle.
Le Sujet ne progressait pas vite. Un peu comme un escargot sur un trottoir vide. S’ennuyant et n’ayant pour une fois aucune tâche de maintenance à effectuer, Charlie sauta le repas et descendit se promener dans la galerie vitrée au-dessus des cylindres O/BEC.
Cette galerie n’avait guère d’autre fonction que de représentation. C’était un endroit où, avant le siège, on pouvait amener un parlementaire ou un chef d’État européen en visite. La galerie surplombait les cylindres à une hauteur sûre et en l’absence de touristes, elle restait en général vide. Charlie y venait souvent chercher un instant de solitude.
Il se pencha sur la paroi de verre épaisse de deux centimètres et demi pour regarder trois étages plus bas les cylindres O/BEC. Ces objets humiliants. Qui se pensaient eux-mêmes dans l’espace interstellaire. On n’était pas censé le dire, mais ils pensaient bel et bien, c’était indéniable, même si (comme les théoriciens) vous teniez à affirmer qu’ils se contentaient d’« explorer un espace de phase quantique immense mais fini d’une complexité croissant de manière exponentielle ». Ouais, rien que ça. Les O/BEC extrayaient des images des étoiles et les rêvaient sur une grille de pixels en « explorant un espace de phase quantique » – charabia, pensa Charlie. Qu’on me montre les câbles. Qu’est-ce que cela récupérait, et comment ? Personne ne pouvait le dire.
Qu’est-ce qu’un ange ? Ce qui danse sur une tête d’épingle ? Qu’est-ce qui dansait sur une tête d’épingle ? Un ange, bien entendu.
Ces O/BEC n’étaient que la partie la plus centrale d’une vaste machinerie qui subvenait à leurs besoins. Tout compris, l’Œil occupait une superficie énorme. À se tenir ainsi au milieu, Charlie imaginait en sentir la froide férocité des pensées. Il ferma les yeux. Rêve-moi une explication.
Mais tout ce qu’il vit sous ses paupières fut un souvenir du Sujet, le Sujet perdu dans l’arrière-pays de sa vieille planète sèche. Étrange comme cette évocation semblait nette, au moins aussi précise que les images en direct sur le moniteur de son bureau. Comme s’il marchait juste derrière le Sujet. La lumière était chaude et un ton ou deux plus bleue que sur Terre, mais le ciel lui-même était blanc, chargé de poussière. Un petit vent provoquait des tourbillons miniatures qui parcouraient quelques mètres sur les plaines tachées d’alcali avant de s’épuiser et de disparaître.
Étrange. Charlie se pencha sur la paroi vitrée et s’imagina tendre la main vers le Sujet. Les O/BEC eux-mêmes ne pouvaient avoir un jour transmis une image aussi distillée, d’une pureté aussi surnaturelle que celle-là. Il pouvait, s’il le voulait, compter la moindre bosse sur la peau granitée du Sujet. Il entendait les pas métronomiques de ses pieds éléphantesques et poussiéreux, il voyait les deux lignes parallèles et discontinues que ceux-ci laissaient sur le sol granuleux du désert. Il sentait l’air : il y flottait une odeur de roche chaude, comme du granit riche en mica exposé au soleil de midi.
Il s’imagina poser la main sur l’épaule du sujet, ou du moins sur ce bouc de cartilage en pente, à l’arrière de la tête, qui passait pour une épaule. Quelle impression cela ferait-il ? Dur mais pas parcheminé, pensa Charlie, chaque bosse de cette chair de poule comme une articulation du doigt sous la peau, certaines rendues piquantes par des poils blancs et raides. La crête du Sujet, gorgée de sang, servait très probablement à ajuster sa température interne à la chaleur ambiante. Si je la touchais, pensa Charlie, je la trouverais humide et flexible, comme de la chair de cactus…
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