Marguerite n’était pas certaine que Chris sache qu’elle l’avait vu prendre la page et elle n’en parla pas durant le retour. Son acte relevait sans doute d’un délit quelconque. Cela faisait-il d’elle une complice ?
Il ne dit pas grand-chose dans la voiture. Mais elle ne doutait pas qu’il avait agi dans une intention journalistique et non criminelle. Après tout, il n’avait pris qu’un morceau de papier roussi.
Elle rassembla plusieurs fois assez de cran pour lui en parler, mais sans jamais franchir le pas. Le soleil s’était couché et l’heure du dîner approchait lorsqu’ils arrivèrent devant la maison. Chris avait promis de s’occuper du repas. C’était un cuisinier enthousiaste quoique sans talent particulier. Ses sautés avaient du bon et du mauvais, et il se plaignait que les rations de blocus ne contiennent ni citronnelle ni coriandre, mais…
« Il y a une voiture dans l’allée », dit Chris.
Elle la reconnut aussitôt. Noire sur fond d’asphalte dans l’ombre du saule et le crépuscule hivernal, l’automobile n’était pas très visible, mais Marguerite reconnut tout de suite celle de Ray.
« Reste dans la voiture, dit-elle à Chris. Laisse-moi le convaincre de partir.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.
— J’ai été mariée avec lui neuf ans. J’ai de l’entraînement.
— Marguerite, il a franchi une limite. Il est venu chez toi. À moins que tu ne lui aies donné une clé, il est entré par effraction.
— Il a dû utiliser la clé de Tessa. Elle est peut-être avec lui.
— Ce que je veux dire, c’est que quand les gens dépassent à ce point les bornes, ça commence à devenir grave. Tu pourrais prendre un mauvais coup.
— Tu ne le connais pas. Donne-moi juste quelques minutes, d’accord ? Si j’ai besoin de toi, je hurlerai. »
Pas drôle, se reprocha-t-elle. De toute évidence, Chris ne trouva pas cela drôle non plus. Elle mit sa main sur son genou. « Cinq minutes, d’accord ?
— Tu me demandes de rester dans la voiture ?
— Reste dans la voiture, fais le tour du pâté de maisons, comme tu veux, mais ce sera plus facile de se débarrasser de lui si tu n’es pas là pour l’énerver. »
Elle n’attendit pas sa réponse et descendit de voiture pour avancer d’un pas résolu vers la porte d’entrée, le cœur empli de colère plus que de peur. Foutu Ray. Chris ne comprenait pas sa manière de fonctionner. Ray n’était pas venu la tabasser. Il avait toujours visé l’humiliation par d’autres moyens.
Une fois à l’intérieur – les lumières du salon brillaient –, elle appela Tessa. Si Ray l’avait amenée, la situation s’expliquerait peut-être.
Mais Tess ne répondit pas. Ni Ray. Furieuse, elle regarda dans la cuisine et le salon. Personne. Il devait donc être en haut. Les lumières étaient allumées dans toutes les pièces de la maison.
Elle trouva Ray dans la chambre d’amis dont elle avait fait son bureau, assis sur sa chaise pivotante, les pieds sur la table de travail, en train de regarder le Sujet traverser un graben à sec sous le soleil de midi. Il leva d’un air désinvolte les yeux vers elle lorsqu’elle s’éclaircit la gorge.
« Ah, dit-il. Te voilà. »
Dans la lumière diffuse de l’écran mural, Ray ressemblait à un Napoléon sans caractère, ridiculement impérial.
« Ray, demanda-t-elle d’un ton égal, Tess est dans la maison ?
— Bien sûr que non. C’est de ça qu’on doit discuter. Tess m’a raconté certaines des choses qui se passent ici.
— Ne commence pas, je n’ai vraiment aucune envie d’entendre ça. Va-t’en, Ray. Ce n’est pas chez toi et tu n’as pas le droit d’être là.
— Avant qu’on commence à parler de droits, sais-tu que la semaine dernière, ta fille est restée presque une heure clans la neige pendant que ton petit copain jouait au héros ? Elle a de la chance d’avoir échappé aux engelures.
— On peut en parler un autre jour. Va-t’en, Raymond.
— Allons, Marguerite. Arrête donc ces conneries sur ma maison, mes droits. Tu sais comme moi que tu n’as cessé d’ignorer Tess. Tu sais comme moi qu’elle souffre à cause de cela de graves problèmes psychologiques.
— Je ne veux pas en discuter.
— Je ne suis pas là pour en discuter, bordel ! Je suis venu te dire comment cela allait se passer. Je ne peux en toute conscience continuer à autoriser ma fille à te voir si tu n’es pas prête à t’occuper d’elle comme il faut.
— Ray, nous avons un accord…
— Nous avons un accord provisoire établi dans des circonstances radicalement différentes. Si je pouvais aller en justice, crois-moi, je le ferais. Mais c’est impossible à cause du blocus. Il me faut donc faire ce que je crois juste.
— Tu ne peux pas décider comme ça de la garder », dit Marguerite. Mais s’il essayait ? S’il refusait de laisser Tess venir à la maison ? Il n’y avait pas de tribunal à Blind Lake, ni de véritable police qu’elle pouvait appeler à l’aide.
« Ne me donne pas d’ordres. J’ai la garde de Tess et je dois prendre les décisions qui me paraissent les meilleures pour elle. »
C’était sa conviction mielleuse et suffisante qui mettait Marguerite hors d’elle. Ray maîtrisait à la perfection l’art de parler comme s’il n’y avait pas d’autre adulte que lui sur la planète, comme si tout le monde à part lui était faible, stupide ou insolent. Une façade caustique qui, bien entendu, cachait un petit enfant narcissique déterminé à n’en faire qu’à sa tête. Aucun de ces deux aspects de sa personnalité n’était particulièrement attirant.
« Écoute, dit-elle, c’est ridicule. Ce n’est pas de venir ici m’insulter qui améliorera les problèmes de Tess.
— Ton opinion sur ce point ne m’intéresse pas. »
Sans réfléchir, Marguerite avança de deux pas et le gifla. Elle n’avait jamais fait cela auparavant. Elle eut aussitôt mal à la paume, et ce bref contact physique (la rudesse d’une barbe d’un jour, les joues flasques) suffit à lui donner envie de se laver la main. Mal joué, se dit-elle, très mal joué. Mais elle ne put s’empêcher de ressentir une certaine fierté en constatant la stupéfaction de Ray.
Petite fille, Marguerite avait fréquenté un garçon du voisinage dont la famille possédait un gentil springer d’une patience à toute épreuve. Le garçon (qui, coïncidence, s’appelait lui aussi Raymond) avait un jour passé une heure à essayer de chevaucher ce chien, en riant des glapissements de la pauvre bête, jusqu’à ce que le chien finisse par se retourner contre lui et lui morde le pouce droit. Le gamin avait eu la même tête que Ray, stupéfaite et les larmes aux yeux. Pendant une seconde, elle se demanda si Ray allait se mettre à pleurer.
Puis son visage se recomposa. Il se leva.
Oh, merde, pensa Marguerite. Oh, merde. Oh, merde.
Elle recula dans le couloir. Ray posa les mains sur les épaules de Marguerite et la poussa contre le mur. Ce fut son tour à elle d’être surprise.
« Tu ne comprends vraiment pas, hein ? Comme dit la chanson, Marguerite, “tu n’es plus au Kansas”. »
C’était un film, pas une chanson [5] Le Magicien d’Oz dans lequel cette réplique, devenue proverbiale, est adressée par la jeune Dorothy à son chien Toto lorsqu’elle découvre qu’elle et lui ne se trouvent plus dans leur monde habituel. (N.d.T.)
. Un des films préférés de Tessa. Bien entendu, Ray n’en savait rien.
Il lui pinça le menton entre le pouce et l’index. « Je ne devrais pas avoir à te dire à quel point nous sommes loin de ce petit monde banal plein d’avocats et d’assistantes sociales dans lequel tu t’imagines toujours vivre. Pourquoi crois-tu que Blind Lake est en quarantaine ? On met un endroit en quarantaine pour cause de maladie, Marguerite. Tout simplement. De maladie contagieuse et mortelle. On nous laisse en vie par tolérance, et combien de temps cette tolérance va-t-elle durer ? »
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