— Moi.
— Je me disais bien que ça vous ressemblait. Mais pourquoi ?
— Cela vous a amenée à étudier le sujet selon un angle bien plus large, non ?
— Eh bien… (J’avais passé plus de temps à étudier l’histoire politique que la maladie elle-même.) Oui, je le suppose.
— Vous le savez très bien.
— Oui, admettons. Patron, il n’existe aucune épidémie bizarre ressemblant à une conspiration. Ou bien alors, nous avons trop de documents qui se contredisent. S’il y a eu conspiration dans le passé, disons il y a une génération ou plus, il devient impossible de faire toute la vérité. Est-ce que vous avez entendu parler de John Fitzgerald Kennedy ?
— Oui. C’était un chef d’État de la Fédération. Elle se situait alors entre le Canada – le Canada britannique et le Québec – et le royaume du Mexique. Il a été assassiné.
— Oui, c’est lui. Il a été tué devant des centaines de témoins et tout a été enregistré, avant, pendant, après. Toutes ces preuves ont abouti à ceci : personne n’a jamais su qui l’avait tué, combien de personnes avaient tiré sur lui, pourquoi et, s’il y avait eu conspiration, qui avait fait partie de cette conspiration. On ne peut même pas avoir la certitude que le meurtre ait été préparé à l’étranger ou dans le pays. Patron, vous voyez bien que si l’on n’arrive pas à faire la lumière sur un assassinat aussi récent et à propos duquel on a tellement enquêté, nous n’avons que peu de chances de connaître les détails de ce qui a pu se passer sous Jules César, non ? Tout ce que l’on peut dire, c’est que les gens qui étaient au pouvoir ont écrit la version que l’on trouve dans les livres d’histoire. Ce n’est pas plus valable ou honnête qu’une autobiographie.
— Vendredi, généralement, une autobiographie se doit d’être sincère et honnête !
— Pardon ? Qu’est-ce que vous avez fumé, Patron ?
— Ça suffit. Une autobiographie est généralement honnête mais elle n’est jamais exacte.
— Tout ça m’échappe un peu.
— Pensez-y, Vendredi, je ne peux pas vous consacrer plus de temps aujourd’hui : vous bavardez trop et vous changez sans cesse de sujet. Vous êtes donc priée de tenir votre langue pendant que je vous expose certaines choses importantes. Vous travaillez désormais en permanence pour l’état-major. Vous avez pris de l’âge, vos réflexes se sont un peu ralentis. Je ne veux plus vous risquer sur le terrain…
— Mais je ne me plains pas !
— Silence ! Il ne faut pas que vous rouilliez. Passez un peu moins de temps devant la console et un peu plus en exercices. Un jour, vos réflexes améliorés vous sauveront encore une fois la vie. Et pas seulement la vôtre. Entre-temps, pensez un peu au jour où il vous faudra conduire votre existence sans aide. Vous devriez quitter cette planète. Elle n’a plus rien à vous donner. La balkanisation de l’Amérique du Nord a mis un terme à notre ultime chance d’éviter le déclin de la civilisation de la Renaissance. Vous devriez penser non seulement aux mondes du système solaire, mais à ceux qui se trouvent au-delà, dans les autres systèmes. On y trouve des planètes primitives aussi bien que les plus évoluées. Vous devriez vous enquérir des conditions d’immigration pour chacune d’elles. Vous aurez besoin d’argent. Voulez-vous que mes agents récupèrent les fonds qui vous ont été soustraits en Nouvelle-Zélande ?
— Comment savez-vous cela ?
— Allons, allons ! Nous ne sommes pas des enfants !
— Est-ce que j’ai le droit de réfléchir auparavant ?
— Mais oui. A propos de ce projet d’émigration, je vous conseille d’écarter définitivement la planète Olympia. Sinon, je n’ai pas d’autres directives à vous donner. Quand j’étais plus jeune, je pensais pouvoir changer le monde. Ce n’est plus le cas à présent mais, pour des raisons émotionnelles qui me sont propres, je dois continuer de me battre. Mais vous, Vendredi, vous êtes jeune et vos liens affectifs avec l’humanité sont lâches. Jamais je n’aurais évoqué cela avant que vous n’ayez rompu toute attache avec les êtres qui vous étaient chers, en Nouvelle-Zélande…
— Mais je n’ai rien rompu du tout ! On m’a foutue à la porte à coups de pied dans le cul, oui !
— D’accord. Vous avez deux missions dans l’immédiat : étudier le complexe Shipstone et ses connexions extérieures. Ensuite, la prochaine fois que nous nous verrons, je veux que vous me disiez très exactement comment repérer une société malade. C’est tout.
Le Patron se tourna vers sa console comme si je n’existais plus. Je me suis levée mais je n’avais pas l’intention de me voir donner congé comme ça. Il ne m’avait pas laissé une seconde pour poser certaines questions importantes.
— Patron, est-ce que je n’ai pas de mission plus précise ? Je veux dire, je dois seulement étudier des hypothèses qui ne débouchent sur rien ?
— Tout cela débouche sur quelque chose. Et votre mission est précise. D’abord, étudier. Ensuite, vous réveiller au milieu de la nuit pour répondre à des questions absurdes.
— Et rien que cela ?
— Qu’est-ce que vous voulez ? Des anges, des trompettes ?
— Eh bien… peut-être un simple travail. J’étais un courrier. Qu’est-ce que je suis au juste maintenant ? Le bouffon du roi ?
— Vendredi, j’ai l’impression que vous prenez une tournure de pensée désagréablement bureaucratique. Un simple travail ! Vous êtes à présent une analyste intuitive dépendant du quartier général et vous n’adresserez vos rapports qu’à moi seul. Ce qui suppose une obligation formelle et absolue : il vous est interdit de discuter de tout sujet sérieux avec n’importe quel membre de la section analytique. Vous pouvez coucher avec n’importe lequel ou laquelle d’entre eux, mais votre conversation devra être limitée aux sujets les plus banals.
— Patron, il m’arrive de souhaiter que vous n’ayez pas passé autant de temps sous mon lit !
— Ce n’était que dans le souci de protéger notre organisation. Vendredi, vous savez parfaitement que l’absence d’Yeux et d’Oreilles signifie qu’ils sont dissimulés. Croyez-moi : je protège et je protégerai l’organisation sans vergogne.
— Ça, je n’en doute pas. Patron, une dernière question : qui est derrière le Jeudi Rouge ? Et est-ce qu’il y en aura un quatrième ? Que signifie tout cela ?
— Réfléchissez-y vous-même. Si je vous le disais, ce ne serait pas pareil. Non, étudiez la question à fond et il se peut qu’une nuit, quand vous serez profondément endormie et seule, je vous demande la réponse. Alors, vous saurez.
— Pour l’amour de Dieu ! Est-ce que vous savez toujours quand je dors seule ?
— Toujours. Et maintenant, disparaissez.
En quittant le saint des saints, j’ai rencontré Goldie qui arrivait. J’étais encore sous le coup de la colère et je lui ai juste adressé un signe de tête. Ce n’est pas que j’avais quoi que ce soit contre Goldie. Le Patron ! Qu’il aille au diable ! Sale voyeur arrogant et dominateur ! J’ai regagné ma chambre et je me suis remise au travail, juste pour essayer de me calmer.
J’ai composé les noms et les adresses de toutes les sociétés Shipstone. Pendant qu’ils passaient en imprimante, j’ai demandé les histoires existant sur le complexe. L’ordinateur m’en a donné deux, une histoire officielle de la société combinée avec une biographie de Daniel Shipstone, et une histoire non officielle qualifiée de « scandaleuse ».
Puis il m’a suggéré d’autres sources d’information.
J’ai demandé au terminal de m’imprimer les deux ouvrages ainsi que les textes émanant d’autres sources s’ils ne dépassaient pas quatre mille mots, qu’ils soient ou non résumés. Puis j’ai consulté la liste des sociétés :
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