— Merci. Et bonne nuit.
J’ai replongé ma tête dans l’oreiller et je me suis rendormie aussitôt.
Comme à l’accoutumée, je me suis réveillée à sept heures, je suis restée un moment sans bouger dans mon lit et je me suis dit que oui, c’était bien le Patron qui m’avait appelée durant la nuit et à qui j’avais donné cette réponse absurde.
(Allez, Vendredi, maintenant, il faut grimper les Treize Marches.)
J’ai composé le « un local ».
— Ici Vendredi, Patron. C’est à propos de ce que je vous ai dit cette nuit. Je plaide la folie momentanée.
— Pas du tout. Venez me voir à dix heures quinze.
J’ai résisté à la tentation de passer les trois heures qui me restaient dans la position du lotus et égrenant un chapelet. Mais j’ai la ferme conviction que l’on ne doit pas attendre la fin du monde le ventre vide. Ce matin-là, justement, il y avait des figues fraîches avec de la crème, du corned-beef aux œufs pochés, et des muffins anglais avec de la véritable marmelade d’oranges de la Knot’s Berry Farm. Du lait frais. Et du café de Colombie. Je me sentis tellement mieux après avoir goûté de tout ça que je passai une heure à essayer d’établir une relation mathématique entre l’histoire de la peste et la date qui avait surgi comme ça dans ma cervelle endormie. Je n’en trouvai aucune mais, quand même, je commençais à discerner une vague forme dans la courbe dont je disposais quand le terminal a sonné pour m’avertir que l’heure du rendez-vous était dans trois minutes.
J’étais prête. Sauf que j’avais résisté à l’envie de me faire couper les cheveux.
— Vendredi au rapport, monsieur.
Je n’avais pas une seconde de retard.
— Asseyez-vous. Pourquoi Bombay ? J’aurais plutôt pensé à Calcutta…
— C’est probablement lié au régime des moussons. Les puces, par exemple, ne peuvent pas supporter la chaleur et la sécheresse. Parce que leur corps est composé d’eau à quatre-vingts pour cent. En dessous de soixante, la puce meurt. Donc, un temps sec et chaud n’est pas favorable à la propagation d’une épidémie. Mais, Patron, tout cela n’a pas de sens. C’est absurde. Vous me réveillez en plein milieu de la nuit pour me poser une question idiote à laquelle je donne une réponse idiote sans vraiment avoir conscience de ce que je raconte. J’ai probablement pris ça dans un rêve… Vous savez, j’ai fait des cauchemars à propos de la peste noire et il y a vraiment eu une épidémie qui s’est propagée à partir de Bombay. En 1896…
— Pas aussi grave que le type Hong Kong, trois ans plus tard. Vendredi, la section analytique du Centre opérationnel dit que la prochaine épidémie de peste noire ne commencera qu’un an après vos prévisions. Et pas à Bombay, mais à Djakarta et à Hô Chi Minh City.
— Mais c’est totalement absurde ! Désolée, monsieur, mais je crois que j’étais encore dans mon cauchemar. Patron, est-ce que je ne pourrais pas étudier des choses plus agréables que les rats, les puces et la peste noire ? Je vais finir par ne plus dormir.
— Vous le pouvez. Pour la peste, c’est fini.
— Bravo !
— A moins que votre exceptionnelle curiosité intellectuelle ne fasse apparaître des prolongements nouveaux. C’est aux Opérations de s’en occuper à présent. Mais ils tiendront compte de vos prévisions et non des analyses mathématiques qui ont été faites.
— Je le répète : ce que je vous ai dit est dépourvu de sens, Patron.
— Vendredi, votre plus grande faiblesse, c’est que vous n’avez pas conscience de votre force. Est-ce que nous n’aurions pas l’air de crétins si l’épidémie éclatait un an avant la date qu’ils ont prévue ? Ce serait une catastrophe. Non, un an d’avance pour les mesures de prophylaxie, ça ne fera de mal à personne, bien au contraire…
— Est-ce que nous allons vraiment tenter d’empêcher l’épidémie ? (Durant toute l’histoire, les gens ont combattu les rats et les puces.)
— Grands dieux, non ! Ce serait d’ailleurs un contrat beaucoup trop important pour notre organisation. Et je n’accepte jamais les contrats trop importants. Ensuite, d’un point de vue strictement humanitaire, il n’est pas très opportun de neutraliser un processus normal de dépopulation. La peste est une chose abominable mais rapide. La famine est tout aussi efficace… mais ô combien plus lente et cruelle…
Il a fait une grimace avant de reprendre :
— Non, le rôle de notre organisation se limitera à empêcher Pasteurella pestis de quitter cette planète. Comment nous y prendre ? Répondez-moi immédiatement.
(Ridicule ! N’importe quel service de santé, placé devant ce dilemme, aurait déboursé des fonds de recherche, mis au point un programme avec un délai de cinq ans pour une recherche cohérente…)
J’ai répondu instantanément :
— Faites-les exploser.
— Les colonies spatiales ? Ça me semble une solution pour le moins radicale.
— Non, les puces. Pendant les guerres planétaires du XX esiècle, quelqu’un a découvert qu’on pouvait tuer les puces et les poux en les amenant à haute altitude. Ils explosent. A cinq mille mètres environ, si je me souviens bien, mais on peut vérifier par expérience. J’ai pensé à cela parce que j’ai remarqué que la Station de la Vrille du mont Kenya était située au-dessus de cette altitude critique. Et tout le trafic spatial, ou presque, passe aujourd’hui par la Vrille. Ou bien il y a encore la méthode plus simple de la chaleur et de la sécheresse – mais elle n’est pas aussi rapide. En tout cas, Patron, l’élément essentiel, c’est qu’il ne faut faire absolument aucune exception. Un seul cas d’immunité diplomatique ou de VIP échappant aux contrôles, et c’est cuit. Un petit toutou, un minet, des souris blanches… En cas de forme pneumonique, Ell-Cinq deviendra une cité fantôme en une semaine. Ou Luna City.
— Si je n’avais pas autre chose à vous confier, c’est vous qui vous en occuperiez, Vendredi. Et les rats ?
— Je ne veux plus rien avoir à faire avec tout ça, Patron. Mais tuer un rat, ce n’est pas un vrai problème. On le met dans un sac. On le passe à la hache. On tire dessus. On le met dans l’eau, puis on fait brûler le tout. Pendant ce temps, sa compagne aura donné douze petits ratons pour le remplacer. Patron, vous savez bien que nous n’avons jamais pu venir à bout des rats. Dès que nous relâchons le combat, ils se multiplient et ils reviennent. (J’ai ajouté d’un ton aigre :) Je crois qu’ils sont nos successeurs.
Cette histoire de peste m’avait vraiment déprimée, je crois.
— Expliquez-vous.
— Si l’Homo Sapiens ne s’en sort pas, s’il continue à chercher à se détruire, les rats sont prêts à prendre sa place.
— Billevesées. Pure idiotie. Je pense que vous exagérez la volonté de mort des humains. Nous avons disposé des moyens de nous suicider depuis de nombreuses générations et ces moyens ont été en bien des mains. Rien n’est arrivé. D’abord, pour nous remplacer, les rats auraient besoin de cerveaux beaucoup plus développés, de corps capables de les supporter. Ils devraient apprendre à se déplacer sur deux pattes et à utiliser leurs pattes antérieures pour manipuler les objets. Et il leur faudrait un cortex bien plus important pour contrôler tout cela. Pour remplacer l’homme, n’importe quelle autre espèce doit devenir comme l’homme. Mais n’en parlons plus. Avant d’abandonner le sujet de la peste, quelles sont vos conclusions à propos de la théorie des conspirations politiques ?
— Ce concept est inepte. Vous avez précisé le VI e, le XIV eet le XVII esiècle… Ce qui implique des caravanes, des bateaux, et pas la moindre connaissance dans le domaine de la bactériologie. L’abominable Dr Fu Manchu élevant des millions de rats et donc de puces dans sa retraite bien cachée… Supposons que les rats soient infestés de bacilles, comme ça, sans connaissances théoriques… Comment atteindra-t-il sa cible ? Par bateau ? En quelques jours de voyage, tous les rats auront crevé et l’équipage sera mort. Encore plus difficile par voie de terre. Non, pour qu’une telle conspiration aboutisse à ces époques, il aurait fallu toute la science moderne et donc une très grosse machine à voyager dans le temps. Patron, qui a pu poser une question aussi idiote ?
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