Je suis donc descendue en hâte, les pieds nus, en bouclant ma combinaison. Anna m’a demandé ce que j’avais pu faire d’aussi absorbant et urgent.
— Ça ne te ressemble pas, Vendredi, ma chérie.
Goldie et elle déjeunaient souvent ensemble, indifféremment avec ou sans hommes. Les pensionnaires formaient une espèce de club ou de fraternité, particulièrement bavarde et bruyante tout autant qu’affectueuse.
— J’améliorais mon cerveau. Vous avez devant vous La Plus Haute Autorité Mondiale.
— Sur quoi ? a demandé Goldie.
— Sur n’importe quoi. Posez vos questions. Je réponds dans la seconde aux plus faciles. Mais vous devrez attendre jusqu’à demain pour les plus difficiles.
— Prouve-le, dit Anna. Combien d’anges peuvent s’asseoir sur la pointe d’une aiguille ?
— Ça, c’est facile. On mesure le diamètre du cul des anges. On mesure la pointe de l’aiguille. On divise A par B. C’est à peine bon pour un étudiant de première année.
— Tu parles… Quel bruit fait une main qui applaudit ?
— Encore plus facile. Tu branches un enregistreur sur un terminal. Tu applaudis d’une main et tu écoutes.
— A toi, Goldie. Je crois bien qu’elle a mangé du lion, aujourd’hui.
— Quelle est la population de San José ?
— Ah ! ça, c’est nettement plus difficile ! Il va falloir que tu attendes demain.
Nous avons continué à plaisanter comme ça pendant un bon mois avant que l’idée ne s’insinue en moi que quelqu’un (le Patron, sans aucun doute) voulait bel et bien faire de moi « La Plus Haute Autorité Mondiale » dans tous les domaines de la connaissance.
Il avait existé un homme auquel on avait collé ce titre. J’étais tombée sur ses références en me débattant pour répondre aux multiples questions stupides qui m’arrivaient de tous les côtés. Par exemple : réglez votre terminal sur « recherche ». Composez en succession : « Culture nord-américaine », « Langue anglaise », « Milieu du XX esiècle », « Comédiens », « Plus Haute Autorité Mondiale ». La réponse est « Pr Irwin Corey ». C’est drôle et on ne s’en lasse pas.
Pendant ce temps, on me gavait comme une oie.
Mais je n’en souffrais pas. Souvent, l’un ou l’une de mes amis m’invitait à partager son lit. Je ne me souviens pas d’avoir jamais refusé. Nous nous donnions généralement rendez-vous pendant notre bain de soleil et cela ajoutait un peu d’excitation au plaisir d’être allongé sur la plage. Tout le monde était gentil et courtois, et il était possible de répondre : « Oh ! je suis désolée, mais Terence m’a demandé le premier. Demain, peut-être ? Non, alors plus tard, d’accord ? » sans risquer de blesser personne. C’était l’un des points faibles du groupe-S auquel j’avais appartenu : les choix semblaient se faire au niveau des mâles mais non sans tension.
On me posait de plus en plus de questions absurdes. J’étais juste en train de pénétrer dans l’univers de la poterie Ming quand un message apparaissait sur le terminal pour me dire que quelqu’un désirait savoir quels étaient les rapports entre la longueur de la barbe des hommes, celle des jupes et le prix de l’or. Mais j’avais cessé de m’étonner. Avec le Patron, tout peut arriver. Pourtant, cette dernière question me paraissait encore plus stupide que les autres. Pourquoi devait-il exister un quelconque rapport ? La barbe des hommes ne m’avait jamais intéressée le moins du monde. C’est souvent dur, sale et ça pique. Quant aux jupes des femmes, je connaissais encore moins de détails.
Mais on m’avait appris à ne pas esquiver les questions, même si elles me semblaient totalement absurdes. Pour celle-là, donc, j’ai fait appel à toutes les archives, à toutes les données, en programmant les associations les plus improbables.
Ensuite, j’ai demandé à la machine de classer toutes les informations par catégories.
Du diable si je n’arrivais pas à trouver un quelconque rapport !
Au fur et à mesure que les informations me parvenaient, j’ai pris conscience que le seul moyen d’en tirer parti était de demander à l’ordinateur de me projeter un graphique en trois dimensions et en couleurs. C’était très beau ! Impossible de savoir comment ces trois variables pouvaient coïncider, mais c’était pourtant le cas. Et j’ai fini ma journée en modifiant les échelles. X par rapport à Y, par rapport à Z selon différentes combinaisons. Augmentation, diminution, rotation… Je cherchais d’éventuelles relations cycloïdiques au-delà des plus apparentes. J’ai remarqué une double courbe sinusoïdale qui ne cessait d’apparaître à chaque rotation de l’holo. Et soudain, sans raison particulière, j’ai décidé de soustraire la ligne double des taches solaires.
Eurêka ! C’était tout à coup aussi net et absolu qu’une poterie Ming ! Avant l’heure du dîner, j’avais mon équation. Une simple ligne qui résumait toutes les données idiotes que j’avais tirées du terminal pendant cinq jours. J’ai composé le code du chef, enregistré l’équation, plus quelques variables sans commentaire. Je voulais obliger ce petit plaisantin anonyme à me demander mon opinion personnelle.
J’ai reçu la réponse que je méritais : Aucune question.
J’ai continué à jouer des variations sur ce thème pendant toute la journée suivante. Je choisissais un groupe de telle ou telle année et, en observant les visages barbus des mâles et les jambes des femmes, je parvins à déterminer avec suffisamment de précision les variations du taux de l’or par rapport au cycle des taches solaires et – ce qui était le plus surprenant – la stabilité des structures politiques.
La sonnerie de mon terminal a retenti. Pas de visage sur l’écran. Juste un message : Le centre opérationnel demande analyse immédiate de la possibilité que les épidémies de peste des VI e, XIV eet XVII esiècles aient été la conséquence d’une conspiration politique.
Fichtre !
Tout à coup, j’avais l’impression d’être tombée au milieu d’une bande de joyeux dingues.
D’accord ! La question que l’on me posait était tellement complexe qu’il me faudrait peut-être rester seule un bon bout de temps pour l’étudier. Ça me convenait tout à fait.
J’ai commencé par un listing de tous les sujets qui me venaient à l’esprit : peste, épidémiologie, poux, rats, Daniel Defoe, Isaac Newton, conspirations, franc-maçonnerie, rosicruciens, Kennedy, Oswald, Booth [16] L’assassin d’Abraham Lincoln. (N.d.T.)
, Pearl Harbor, la grippe espagnole, la peste bubonique, etc.
En trois jours, ma liste était devenue dix fois plus longue.
En une semaine, je pris conscience qu’une vie entière ne saurait suffire à explorer le sujet. Mais on m’avait demandé de le faire. Quant à « l’analyse immédiate »… Je décidai de travailler consciencieusement au moins cinquante heures par semaine mais à mon gré et à mon rythme, sans que nul ne me tanne… A moins que quelqu’un ne se manifeste pour m’expliquer face à face pourquoi je devais forcer le train et travailler différemment.
Ça se passa bien pendant des semaines.
Je fus réveillée au beau milieu de la nuit par mon terminal. C’était la sonnerie d’urgence. Je l’avais éteint comme d’habitude en allant me coucher. Pour une fois, j’étais seule.
— D’accord, d’accord, ai-je répondu d’une voix endormie. Parlez et dites-moi quelque chose de vraiment passionnant.
Pas d’image. Mais la voix était celle du Patron.
— Vendredi, pour quand prévoyez-vous la prochaine épidémie de peste noire ?
— Dans trois ans. En avril. Elle éclatera à Bombay et se répandra immédiatement sur le monde. Et sur les autres planètes au premier transfert.
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