Comment atteindre la Nouvelle-Zélande alors qu’il n’y avait plus aucun vol semi-balistique ? Impossible de chevaucher un hippocampe. Est-ce que les cargos acceptaient encore des passagers ? En tout cas, je ne pensais pas que leur hébergement à bord était prévu. N’avais-je pas entendu dire que certains d’entre eux n’avaient même pas d’équipage ?
J’estimais que ma connaissance des différents moyens de voyage de notre vieille planète et au-delà était supérieure à la moyenne requise pour être agent professionnel, tout simplement parce que je suis un courrier, une messagère, et que je me sers fréquemment de moyens que les touristes ne peuvent emprunter et qui sont ignorés de la plupart des voyageurs de commerce. Et c’est pour cela que la simple idée de n’avoir jamais vraiment réfléchi au problème que représentait un arrêt total des SB me vexait effroyablement. Mais il devait bien exister un moyen de pallier cela. Il en existe toujours un. Et mon petit cerveau se mit à fonctionner là-dessus en me promettant de me donner la solution plus tard.
J’ai ensuite appelé l’université de Sydney. J’ai eu d’abord un ordinateur, puis enfin une voix humaine qui me dit connaître le Pr Farnese qui était, pour le moment, en congé annuel. Non, il n’avait laissé aucune adresse ou code privé où le joindre. Désolé. Mais le service de nuit pourrait peut-être m’aider.
L’employé que j’ai eu au bout du fil semblait plutôt seul et j’eus toutes les peines du monde à arrêter son bavardage pour qu’il m’avoue enfin qu’il pouvait joindre n’importe qui sauf Federico ou Elizabeth Farnese.
Pour finir, j’ai appelé le dernier contact que j’avais espéré pouvoir laisser de côté : Christchurch. Il existait une faible chance, très faible, pour que le Patron ait transmis un message pour moi au moment où il s’était replié – pour autant que ce repli n’ait pas été un désastre absolu.
Il existait une faible chance pour que Ian, dans l’impossibilité de m’envoyer un message dans l’Imperium, ait décidé de l’adresser à mon ancien domicile avec l’espoir qu’il me soit réexpédié. Je me souvenais de lui avoir donné le code d’appel de Christchurch quand il m’avait confié celui de son appartement d’Auckland. J’ai donc appelé mon ex-domicile…
Et j’ai reçu un choc.
« Le service du terminal que vous appelez est interrompu. Les appels ne sont pas retransmis. En cas d’urgence, veuillez contacter Christchurch au code suivant :…»
Ce code, je le reconnaissais. C’était celui du bureau de Brian.
Je me suis embrouillée un instant dans les fuseaux horaires. Mais oui, il devait être un peu plus de dix heures du matin en Nouvelle-Zélande, et j’avais de grandes chances de trouver Brian à son bureau. J’ai composé le code, le satellite m’a fait attendre quelques secondes, puis j’ai vu son visage étonné se former sur l’écran.
— Marjorie !
— Oui, Marjorie. Comment vas-tu ?
— Pourquoi m’appelles-tu ?
— Brian, je t’en prie ! Nous avons été mariés durant sept ans. Est-ce que nous pourrions au moins nous parler poliment ?
— Excuse-moi. Que puis-je faire pour toi ?
— Je suis désolée de te déranger au bureau mais le terminal de ton domicile semble hors service. Brian, tu as certainement entendu les informations. Toutes les communications avec l’Imperium de Chicago sont interrompues depuis l’état d’urgence. Je veux dire les attentats. Ce que les journalistes appellent le jeudi Rouge. C’est pour ça que je me trouve en Californie. Je n’ai pas réussi à retourner chez moi. Est-ce que tu pourrais me dire si des messages ou du courrier sont arrivés pour moi ? Tu comprends, je n’ai rien reçu.
— Ça, je ne peux pas te le dire. Désolé.
— Mais tu dois bien savoir si quelque chose m’a été expédié ? Si seulement je savais qu’un message m’a été envoyé, cela pourrait m’être utile.
— Voyons voir. Il y a bien tout cet argent que tu as retiré… mais non, tu as dû emmener le récépissé avec toi.
— Quel argent ? De quoi parles-tu ?
— Mais de l’argent que tu as exigé, en menaçant de faire un scandale. Plus de soixante-dix mille dollars. Marjorie, je suis surpris que tu aies le culot de te montrer… alors que par tes mensonges, par ta froide cupidité, tu as réussi à détruire toute notre famille.
— Brian, mais de quoi parles-tu, mon Dieu ? Je n’ai rien fait de tout ça, je n’ai rien pris, pas un penny… Comment aurais-je pu détruire la famille ? C’est moi qui ai été mise à la porte. Je nageais en plein bonheur quand on m’a demandé de faire mes bagages. J’ai été virée en quelques minutes, Brian. C’est ça, « détruire la famille » ? Est-ce que tu peux me donner des explications ?
Brian s’est exécuté. Il m’a donné froidement tous les détails. Bien entendu, tout mon comportement allait de pair avec mes mensonges et cette allégation absurde selon laquelle j’étais un artefact vivant, un être artificiel, ce qui obligeait ma famille à l’annulation.
J’ai bien tenté de lui rappeler que je lui avais prouvé que j’avais été physiquement améliorée, que je lui avais montré mes pouvoirs, mais il n’a pas voulu m’écouter. Apparemment, mes souvenirs ne cadraient pas avec les siens. Quant à cette question d’argent, je mentais. Il avait bel et bien vu le récépissé avec ma signature au bas.
Je l’ai interrompu pour lui hurler que cette signature était un faux et que je n’avais pas touché un seul dollar de la famille.
— Donc, tu accuses Anita d’avoir fait des faux. C’est encore mieux que le plus gros de tes mensonges.
— Je ne l’accuse de rien. Mais je n’ai pas reçu le moindre argent de la famille, c’est tout ce que j’ai à dire.
Mais j’accusais bel et bien Anita et nous le savions, lui et moi. Et j’accusais peut-être Brian du même coup. Je me rappelais que Vickie m’avait dit une fois qu’Anita ne mouillait que pour les comptes bancaires bien pleins… Je lui avais dit de se taire et de ne pas être aussi médisante. Mais, par la suite, j’avais entendu d’autres échos sur la frigidité d’Anita. Ce qui était insupportable pour un EA. A bien y repenser, il semblait possible qu’elle ait mis toute sa passion dans la famille, dans sa réussite financière, son prestige, son pouvoir au sein de la communauté.
Si tel était le cas, elle devait me haïr. Je n’avais pas détruit sa famille, mais en me chassant, elle avait mis en déséquilibre tout le jeu de dominos. Tout s’était sans doute écroulé peu après mon départ… Vickie était allée à Nukualofa et elle avait commencé une procédure de divorce et de règlement financier. Ensuite, Douglas et Lispeth avaient quitté Christchurch, ils s’étaient mariés chacun de leur côté et avaient suivi le même genre de procédure.
Faible réconfort : Brian m’apprit que j’avais eu non pas six mais sept voix contre moi lors du vote. Était-ce mieux ? Oui. Car Anita avait décidé que les voix seraient réparties selon les parts d’actions. Brian, Bertie et elle avaient voté en premier, ce qui avait suffi à provoquer mon éviction, mais Doug, Vickie et Lispeth s’étaient abstenus.
C’était vraiment un réconfort infime. Ils n’avaient pas tenté de contrer Anita, et ils ne m’avaient même pas prévenue de ce qui était en train de se tramer. Ils s’étaient abstenus et ils avaient attendu tranquillement que la sentence soit exécutée.
J’ai demandé à Brian comment allaient les enfants et il m’a dit d’un ton tranchant que ça ne me concernait plus. Puis il a ajouté qu’il était occupé et qu’il allait me quitter. Mais les chats ? lui ai-je encore demandé.
Il a explosé.
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