Cette fois, bien qu’une capsule fût en attente, je me suis dirigée vers le bureau de tourisme canadien. L’endroit était bourré à craquer et il n’y avait guère de risques que quelqu’un me surprenne, mais j’ai cependant attendu de trouver une console dans un coin. Dès que cela a été possible, j’ai composé le code de la capsule de Vancouver avant d’introduire la carte de Janet dans la fente.
Ce jour-là, apparemment, mon ange gardien était un peu plus éveillé que d’ordinaire. J’ai réussi à récupérer la carte et à m’éclipser en espérant que personne n’avait surpris l’odeur de plastique fondu. J’ai marché d’un pas rapide, le nez au vent.
Aux portillons d’accès, j’ai demandé un billet pour Vancouver. L’employé était plongé dans la lecture des pages sportives du Winnipeg Free Press et il m’a coulé un regard soupçonneux.
— Pourquoi vous ne vous servez pas de votre carte comme tout le monde ?
— Est-ce que vous vendez des billets ? Mon argent est-il valable ?
— Là n’est pas la question.
— Ça l’est pour moi. Je vous en prie, vendez-moi un billet. Et donnez-moi votre nom et votre matricule, selon ce qu’indique cette notice affichée là, derrière vous.
Je lui ai tendu le montant exact.
— Voilà votre billet.
Il n’a pas tenu compte de ma demande d’identification. Mais je ne tenais pas vraiment à un entretien houleux avec son supérieur en ce moment. J’avais simplement voulu créer une diversion.
La capsule était bourrée de passagers mais je n’eus pas à rester debout. Un preux chevalier rescapé du siècle précédent se leva pour m’offrir sa place. Il était jeune, plutôt pas mal et il était évident que sa galanterie était motivée par le rapide examen qu’il avait fait de ma personne.
J’ai accepté avec un sourire. Il est resté près de moi et j’ai fait mon possible pour lui accorder une petite récompense en me penchant un peu en avant pour lui offrir un petit aperçu de ma poitrine. Cela parut le satisfaire et son intérêt ne faiblit pas durant les soixante minutes du voyage.
Comme nous débarquions à Vancouver, il me demanda si j’avais des projets pour le déjeuner. Parce qu’il connaissait un endroit vraiment épatant, le Bayshore Inn. Ou, si je n’aimais pas la cuisine japonaise…
Je lui ai dit que c’était impossible. Que je devais être à Bellingham à midi.
De façon surprenante, son visage s’est éclairé.
— Quelle coïncidence ! Moi aussi, je vais à Bellingham, mais je ne suis pas aussi pressé. Que diriez-vous de déjeuner là-bas ? D’accord ?
(Est-ce qu’il n’y a pas un article, quelque part dans les lois internationales, qui interdise de franchir les frontières dans des buts immoraux ? Mais l’invite ouverte de ce jeune homme pouvait difficilement être considérée comme « immorale ». Les êtres artificiels ne comprendront jamais vraiment le code sexuel des humains. Ils ne peuvent que le mémoriser afin d’éviter d’avoir trop d’ennuis. Et ce n’est pas facile, ledit code étant aussi embrouillé qu’un plat de spaghettis.)
Mon ultime tentative pour évincer le prince galant ayant échoué, j’étais dans l’obligation de prendre une décision rapide : ou bien je me montrais franchement cruelle, ou bien je cédais. Je me suis dit : Vendredi, à présent tu es une grande fille. Si tu avais vraiment eu l’intention de ne pas lui laisser la moindre chance de te mettre dans son lit, c’était à l’instant où il t’a donné sa place dans la capsule de Winnipeg qu’il aurait fallu te décider.
J’ai pourtant fait une dernière, une très faible tentative.
— D’accord… si je paie l’addition.
Ça, c’était plutôt hypocrite. Nous savions l’un et l’autre que s’il me laissait payer, cela annulait la dette que je pouvais avoir pour une heure de voyage assise. Mais, d’un autre côté, les règles du jeu lui interdisaient d’invoquer cela puisque tout acte chevaleresque est désintéressé et pur, n’est-ce pas ?
Cette sale petite canaille sympathique et rusée décida de choisir la politique du petit rire gentil.
— C’est d’accord.
J’ai ravalé précipitamment mon étonnement.
— Et vous ne discuterez pas le moment venu ? C’est bien moi qui vous invite ?
— Pas question de discuter. Il est évident que vous ne voulez pas m’être redevable d’un repas alors que c’est moi qui vous ai invitée. J’ignore ce que j’ai fait qui ait pu vous irriter ainsi. En arrivant à Bellingham, il y a un McDonald. Je prendrai un Big Mac et un Coca. Alors, nous serons amis.
— Je m’appelle Marjorie Baldwin. Et vous ?
— Trevor Andrews. Enchanté, Marjorie.
— Trevor. Joli prénom. Trevor, je dois vous dire que je vous trouve rusé, hypocrite, méprisable. Alors, conduisez-moi dans le meilleur restaurant de Bellingham, prenons tout ce qu’il y a de meilleur à la carte, et c’est vous qui réglerez. Je vais vous donner une chance de vous rattraper. Mais je ne crois pas que vous réussissiez à coucher avec moi, franchement. Je ne me sens pas très réceptive.
Ça, c’était un mensonge pur et simple. J’étais absolument réceptive et plutôt allumée, d’ailleurs. S’il avait eu mon superodorat, il aurait été très vite informé. Autant que moi. Un mâle humain ne peut rien cacher à une femelle artificielle aux sens améliorés. Mais ce que je perçois ne m’offense jamais. Il m’arrive évidemment parfois d’imiter le comportement des femmes humaines normales et de feindre d’être choquée, mais ce n’est pas souvent et j’essaie d’éviter ce genre de comédie car je ne suis pas du tout convaincue de mes talents d’actrice.
Durant le trajet de Vicksburg à Winnipeg, je n’avais pas ressenti le moindre besoin sexuel. Mais, après ma longue nuit de sommeil, un bon repas, un bain très chaud, mon corps semblait avoir retrouvé un rythme normal, et des envies normales. Pourquoi donc mentir ainsi à cet aimable étranger ? Il était inoffensif, après tout. L’était-il vraiment ? Oui, en termes rationnels… Pour l’heure, j’étais stérile, à moins de quelque intervention chirurgicale. Et je suis immunisée contre les quatre maladies vénériennes les plus courantes. A la crèche, on nous avait appris à considérer le sexe comme le sommeil, l’alimentation, le jeu, la conversation, la tendresse… Toutes choses qui font que la vie est encore supportable.
Si je lui mentais, c’était sans doute parce que les règles du ballet sentimental humain l’exigeaient. Et je comptais bien passer à ses yeux pour une humaine.
— Vous pensez que je vais perdre mon temps ? m’a-t-il demandé.
— Je le crains. Et j’en suis navrée.
— Vous vous trompez. Je n’essaie jamais de mettre une femme dans mon lit. Si elle veut par contre me mettre dans le sien, elle trouvera toujours un moyen de me le faire savoir. Et si elle ne le souhaite pas, pourquoi y prendrais-je du plaisir ? Mais il ne semble pas vous apparaître que le seul fait d’être assis avec vous et de déjeuner avec vous vaille largement le montant de l’addition et qu’il suffit de ne pas trop prêter attention aux petites stupidités qui sortent de votre adorable bouche.
— Stupidités ! Alors essayez de trouver un très bon restaurant. Maintenant, prenons la navette…
Je me suis embarquée avec la certitude que j’aurais certainement droit à un petit accrochage à l’arrivée. Mais le fonctionnaire de la DIS a longuement examiné les papiers de Trevor avant de valider sa carte de touriste, et il s’est contenté d’un vague regard sur ma MasterCard de San José avant de me la restituer. J’ai attendu un instant Trevor tout en contemplant l’enseigne clignotante du Breakfast Bar avec un doux sentiment de déjà vu.
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