— Plutôt dure en affaires, hein ? Vous voulez être engagée comme agent de renseignements ? Pas question en ce moment.
— Est-ce que nous allons remonter le fleuve ? L’action va avoir lieu en amont ?
— Vous n’avez même pas encore signé et vous voulez me soutirer des informations confidentielles !
— Je suis prête à payer pour ça. (J’ai sorti cinquante étoiles en coupures de dix.) Alors, sergent, cette petite bataille, elle va avoir lieu où ? Je vous achèterai en plus un bon couteau pour remplacer votre lame au carbone…
— Vous êtes un être artificiel, n’est-ce pas ?
— Ne tournons pas autour du pot. Je veux seulement savoir où ça va se passer. En amont ? Disons du côté de Saint Louis ?
— Ah ! c’est ça ! Vous voulez être sergent instructeur !
— Seigneur, non ! Seulement officier d’état-major.
Je n’aurais pas dû dire ça. Du moins pas aussi vite. Dans notre organisation, la hiérarchie reste floue. Mais, pour autant que j’ai pu en juger, je dois faire partie des officiers supérieurs. Je n’ai de comptes à rendre qu’au Patron en personne. Et pour tout le monde en dehors de lui, je suis miss Vendredi. Même le Dr Krasny ne m’a tutoyée que le jour où je lui en ai donné la permission. Mais, justement, je n’avais jamais accordé trop d’importance à mon grade puisque je n’avais pas d’autre supérieur que le Patron lui-même. Et je n’avais jamais eu affaire à un subalterne. Dans n’importe quel organigramme (mais je n’en avais jamais vu un seul), j’aurais sans doute figuré dans un petit carré au même niveau que le commandant, et j’aurais été… disons spécialiste déléguée auprès de l’état-major, pour parler en termes bureaucratiques.
— Bon, n’en parlons plus. Si vous n’avez pas de preuves ni de documents, vous aurez affaire au colonel Rachel en personne, non plus à moi… Elle devrait être là avant treize heures.
D’un air presque absent, elle a tendu la main vers les billets. Je les ai ramassés, j’ai rassemblé la liasse, et je l’ai reposée devant elle, mais plus près de moi cette fois.
— Et si nous bavardions encore un peu avant qu’elle arrive ? Tout le monde signe, aujourd’hui. Il doit exister des raisons de choisir un contrat plutôt qu’un autre, non ? Est-ce que ça va avoir lieu plus haut sur le fleuve ? Et à quelle distance ? Est-ce que nous affronterons des pros ? Ou des ploucs du coin ? Ou bien encore des loubards de la ville ? Une bataille en règle ou bien juste une attaque éclair ? Ou les deux à la fois ? Allons, sergent, parlez-moi.
Elle n’a pas dit un mot, n’a pas fait un geste. Elle avait le regard fixé sur les billets.
J’ai sorti une autre coupure de dix et je l’ai placée sur la liasse, très proprement. J’ai attendu.
Elle avait maintenant les narines dilatées mais elle ne faisait plus mine de prendre l’argent. Après un autre instant, j’ai ajouté un septième billet de dix.
— Planquez ça ou donnez-le-moi, a-t-elle dit d’une voix rauque. N’importe qui pourrait entrer.
J’ai ramassé la liasse et je la lui ai donnée. Elle l’a fait disparaître rapidement.
— Merci. Oui, nous allons remonter jusqu’à Saint Louis.
— Et vous allez vous battre contre qui ?
— Eh bien… si jamais vous le répétez, non seulement je nierai avoir dit quoi que ce soit, mais je vous arracherai le cœur et je le jetterai aux poissons-chats. Nous n’aurons peut-être pas à nous battre. Nous ne participerons peut-être même pas à un conflit. Nous allons tous servir de gardes du corps au nouveau président. Le tout dernier, je devrais dire. Il vient à peine d’être nommé.
(Le jackpot !)
— Ça, c’est intéressant… Mais pourquoi tous les autres bureaux font-ils la même chose ? Je veux dire, on recrute tout le monde ? Rien que pour la garde du nouveau président ?
— Ça, j’aimerais le savoir. Sincèrement.
— Je ferais peut-être bien d’essayer de le découvrir. Combien de temps reste-t-il ? Pour quand est l’appareillage ? A moins que nous ne naviguions pas… Il se pourrait que votre colonel Rachel dispose de VEA, après tout…
— Bon Dieu ! Vous voulez connaître combien de secrets pour quelques foutues malheureuses étoiles ?
J’ai réfléchi sérieusement. Ça ne me faisait rien de dépenser de l’argent, mais je voulais être certaine de ce que j’achetais. Si des troupes remontaient le fleuve, il n’y aurait aucun passage de contrebande cette semaine. Donc, il fallait bien que je profite de l’occasion.
Mais pas en tant qu’officier ! J’avais parlé trop vite. J’ai sorti deux autres billets et j’ai demandé :
— Sergent, est-ce que vous allez faire partie de l’expédition ?
— Je ne voudrais pas manquer ça, ma jolie. Quand je ne suis pas ici, je suis sergent-chef, en fait.
Elle a ramassé prestement les deux billets.
— Sergent, si j’attends et si je réussis à parler à votre colonel, si je signe, ce sera en tant qu’adjudant d’intendance ou de matériel. Quelque chose d’aussi minable que ça. Je n’ai pas besoin de cet argent, mais je ne veux pas m’en faire non plus. Tout ce que je veux, c’est des vacances. Est-ce que vous auriez besoin d’un bon soldat bien entraîné ? Quelqu’un qui pourrait faire office de caporal ou même de sergent quand vos recrues commenceront à laisser des trous ?…
— Belle affaire ! Une millionnaire dans ma compagnie !
J’ai ressenti un élan de sympathie pour elle : un officier sans grade, c’était vraiment la dernière chose dont un sergent pouvait avoir besoin.
— Je ne vais pas jouer les millionnaires. Je veux seulement faire partie de la troupe. Et si vous n’avez pas confiance en moi, mettez-moi dans une autre section de combat.
— Je crois que je ferais bien de me faire examiner. Non, je vous prends et je ne vous quitterai pas de l’œil un instant.
Elle a ouvert un tiroir et pris un formulaire intitulé : Contrat restreint.
— Lisez ça. Signez. Ensuite, je vous ferai prêter serment. Des questions ?
J’ai jeté un vague coup d’œil sur le document. La routine : bouffe, solde, entretien, soins, primes et soldes. Plus une clause stipulant que les primes éventuelles ne seraient versées que dix jours après l’engagement. Ce qui était compréhensible. Pour moi, c’était une garantie : nous allions au combat, direct, c’est-à-dire que nous allions remonter le fleuve. Les primes, c’est le cauchemar des officiers de solde. Avec tous les recrutements qui existent de nos jours, il serait possible à un vétéran de signer cinq ou six contrats, d’empocher tout ce qu’il peut et de se réfugier dans n’importe quel État bidon, à moins qu’il n’existe une clause quelconque de restriction.
Le contrat était passé avec le colonel Rachel Danvers personnellement, ou avec son successeur légal en cas de décès ou d’indisponibilité. Le signataire s’engageait à exécuter tous ses ordres, ainsi que ceux des officiers et sous-officiers dépendant de son commandement. Je m’engageais à me battre sans merci, tout en respectant les lois internationales et les règles de la guerre.
Tout cela était si vaguement exprimé qu’il aurait fallu une belle escouade d’avocats venus de Philadelphie pour déterminer les failles… ce qui n’aurait eu en fait aucune importance, puisque le contestataire éventuel ne pouvait espérer qu’une balle dans le dos s’il insistait.
Comme me l’avait annoncé le sergent, la période était de quatre-vingt-dix jours, avec la possibilité de renouvellement sur accord du colonel et le paiement d’une nouvelle prime. Aucune clause d’extension ultérieure, ce qui m’amena à me poser une question : quel genre de contrat était-ce là ? Un garde du corps engagé pour six mois, un point c’est tout ?…
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