C’est en tout cas le seul coin de ce monde où un artefact vivant (même s’il a quatre bras, pas de jambes, des yeux derrière la tête) peut entrer (ou ramper) dans un bar et boire tranquillement une bière sans entendre un murmure, et sans que quelqu’un lui prête la moindre attention. Pour moi, le fait d’être d’origine artificielle ne représente rien dans la ville basse de Vicksburg, où quatre-vingt-quinze pour cent des habitants n’osent même pas prendre un des escalators qui conduisent à la ville haute.
J’avais bien envie de demeurer là. Il y avait quelque chose d’amical, de chaleureux chez tous ces bannis, ces hors-la-loi de tous bords. Ils ignoraient le mépris, la différence. S’il n’y avait pas eu le Patron, Georges, ainsi que le souvenir de lieux plus propres, moins malodorants, je crois que j’aurais fini par rester dans la ville basse de Vicksburg et trouvé un job correspondant à mes talents.
Mais il me reste tant de promesses à tenir.
Et tant de miles à couvrir avant de dormir.
Le grand Robert Frost savait pourquoi un être humain continue de marcher plutôt que de s’arrêter. Je m’étais habillée comme un soldat au chômage et j’allais en quête de recrutement. Je fréquentais assidûment les bords du fleuve où j’avais quelques chances de trouver un skipper pour un passage clandestin. J’avais été déçue d’apprendre que les traversées étaient devenues rares. Aucune nouvelle ne filtrait de l’Imperium, aucun bateau n’arrivait de là-bas et les commandants des quelques unités restantes n’avaient pas la moindre envie de remonter le fleuve.
Je faisais donc régulièrement la tournée des bars, buvant des bières en prenant soin de faire connaître que j’étais prête à mettre le prix pour un passage.
Il me vint à l’idée de me lancer dans une petite campagne d’affichage. Celles que j’avais vues jusque-là dans la ville basse étaient franchement plus libérales que toutes celles que j’avais rencontrées en Californie. Tout, ou presque, semblait toléré, du moment que cela était limité à la ville basse.
Avez-vous horreur de votre famille ?
Etes-vous frustré, las, dépressif, angoissé ?
Votre époux/épouse n’est-il/elle qu’un vide ?
Offrez-vous un(e) nouvel(le) homme (femme)
Plastique – Réorientation – Modifications
Transsexualité – Transformations
Doc Frank Krankenstein
est à votre service
au Sam Bar Grill
Une annonce pour meurtre, publique, si je comprenais bien.
Quel est votre problème ?
Rien n’est illégal.
C’est la manière dont on fait les choses
qui compte.
Les meilleurs avocats véreux du Texas
à votre service.
Entourloupes et Cie
(Tarifs spéciaux pour célibataires)
Composez lev 10101
Dans ce dernier cas, si on connaissait bien le domaine, le code LEV pouvait faire craindre n’importe quoi.
Les Artistes Associés
Nous confectionnons tout :
Monnaies de tous les pays, diplômes,
Certificats, extraits de naissance,
Photos, passeports, attestations,
Certificats de mariage, cartes de crédit,
Hologrammes, K7 audio et vidéo,
Reconnaissances de dettes, empreintes,
Lettres, sceaux.
Travail garanti par Lloyds Associates
lev 10111
Ce genre de prestation de services était certes disponible dans toute grande ville, mais sans jamais faire l’objet d’une publicité aussi ouverte. Quant à la garantie de la Lloyd’s, je ne pouvais y croire.
Finalement, j’ai pris la décision de ne pas passer d’annonce. Une affaire aussi essentiellement clandestine que la mienne risquait de souffrir d’un tel degré de divulgation. J’ai continué de fréquenter les accastilleurs, les bars et les bouges. Mais j’étais en permanence à l’affût d’une occasion. Finalement, quelques lignes attirèrent mon attention. Cela semblait inutile mais intéressant. J’ai montré l’annonce à Georges :
W.K. – Fais ton testament.
Il ne te reste que dix jours à vivre.
A.C.B.
— Qu’en penses-tu, Georges ?
— La première que nous avons vue ne donnait qu’une semaine à W.K. Maintenant, il lui reste dix jours. Si on continue comme ça, il mourra centenaire.
— Alors, tu n’y crois pas.
— Non, mon amour. C’est un code.
— Quel genre de code, selon toi ?
— Le plus simple qui soit et donc le plus difficile à percer. La première annonce disait à la ou aux personnes concernées de surveiller le chiffre sept ou, en tout cas, tout ce qui concernait le sept. Celle-ci dit la même chose à propos du dix. Mais le sens de ces chiffres ne peut pas apparaître par simple analyse statistique car ce code peut être modifié bien avant que quiconque puisse obtenir un champ statistique significatif. En fait, c’est un code idiot, Vendredi, un code qu’on ne peut percer dès lors que celui qui l’utilise a le bon sens de ne pas s’en servir trop souvent.
— Georges, à t’entendre comme ça, on a l’impression que tu connais les codes militaires et tous les secrets du chiffrage…
— Ce n’est pas à l’armée que j’ai appris tout ça. La plus difficile de toutes les analyses de code jamais tentées, celle pour laquelle nous nous battons encore aujourd’hui, c’est l’interprétation des gènes, le code de la vie. Un code totalement idiot… mais répété tant de millions de fois qu’il peut éventuellement correspondre à des syllabes absurdes. Pardonne-moi de parler boulot maintenant…
— Non, c’est moi qui ai commencé. Impossible de deviner ce que A.C.B. peut signifier, selon toi ?
— Impossible.
Cette nuit-là, les assassins frappèrent pour la seconde fois. Cela semblait parfaitement correspondre. Mais je ne pouvais pas encore affirmer qu’il y avait un rapport entre les deux éléments.
A une heure près, ils attaquèrent dix jours après la première vague. Ce qui ne nous apprenait rien quant à la nature du groupe puisque cela correspondait aux prévisions du soi-disant Conseil pour la Survie et de ses rivaux, les Stimulateurs. Les Anges du Seigneur, quant à eux, n’avaient pas annoncé de nouvelle attaque.
Il existait des différences entre les deux vagues de terrorisme, des différences qui nous apprenaient certaines choses au fur et à mesure que Georges et moi, nous disséquions les bulletins.
a) Aucune nouvelle ne filtrait de l’Imperium de Chicago. Aucun changement ne semblait être survenu depuis les dernières informations concernant les assassinats de personnalités démocrates… Rien depuis une semaine, ce qui m’angoissait tout particulièrement.
b) Aucune nouvelle de la Confédération californienne à propos d’une deuxième vague – rien que les informations de routine. A remarquer cependant que quelques heures après la deuxième vague d’assassinats, le chef de la Confédération, John « Cri de Guerre » Tumbril, avait annoncé qu’il allait suivre un traitement médical depuis longtemps reporté et qu’il nommait trois personnalités afin d’assurer la régence. Il avait gagné sa retraite du lac Tahoe, le Nid de l’Aigle. Les prochains bulletins d’informations étaient annoncés comme devant nous parvenir de San José.
c) Georges et moi, nous étions d’accord sur le sens éventuel de cette histoire. Le prétexte médical était lamentable. Désormais, la « régence » contrôlerait toutes les informations tout en consolidant sa force de frappe.
Читать дальше