Tout en s’occupant consciencieusement des boutons et des zips, Georges me dit :
— Pour ces dix minutes, il faudrait que nous soyons dans mon labo et il faudrait encore attendre un mois avant ta période féconde. Ces circonstances t’épargnent un gros ventre… parce que toutes ces considérations, pour un mâle, ont l’effet de la cantharide sur un taureau. Ce qui t’évite de commettre une folie. Non, je vais coucher avec toi et c’est moi qui vais essayer de te procurer du plaisir. Quoique je n’aie aucun certificat à faire valoir. Mais nous verrons ce que nous pouvons faire, Vendredi, ma chérie. (Il m’a soulevée entre ses bras et a laissé tomber le dernier de mes dessous.) Tu es belle. Tu sens bon. Ta peau est douce. Est-ce que tu veux que nous allions à la salle de bains ? J’ai besoin de prendre une douche.
— J’irai après toi. Et je crois que j’y resterai un moment.
C’était vrai. Cet énorme « breakfast » de minuit était un poids dont je devais me débarrasser.
Quand je revins de la salle de bains, j’étais fraîche et légère. Je n’avais pas mis de parfum, seulement fragrans feminae, celui que les hommes préfèrent entre tous.
Georges était au lit, avec une couverture légère sur lui. Il semblait endormi et je ne distinguais aucune éminence révélatrice. Avec précaution, je me suis glissée auprès de lui. Sincèrement, je n’étais pas déçue. J’avais confiance. Au matin, il serait reposé et cela serait sans doute encore meilleur pour nous deux. La journée avait été épuisante.
Je ne m’étais pas trompée.
Je n’ai pas l’intention de ravir Georges à Janet, mais j’espère que nous recommencerons souvent, et s’il se décide à inverser ma stérilité, c’est avec plaisir que j’accepterai un bébé de lui ; je ne vois d’ailleurs pas pourquoi Janet ne l’a pas déjà fait.
Une odeur délicieuse me réveilla.
— Tu as vingt-deux secondes et pas une de plus pour prendre ton bain, dit Georges. Le plateau est arrivé. Tu as eu droit à une espèce de breakfast de minuit, alors maintenant, c’est l’heure d’un déjeuner bizarre.
Oui, je suppose que c’est bizarre de manger du crabe au saut du lit, mais je suis pour. En entrée, nous avons eu des corn-flakes avec de la crème et des bananes, le tout accompagné de biscottes et de salade verte. Le café était arrosé de cognac. Georges est un grand amoureux et un immense gourmand en même temps qu’un guérisseur magique capable de faire croire à un être artificiel qu’il est vraiment humain ou, en tout cas, que sa condition n’a rien d’effrayant.
Question : Pourquoi les trois membres de cette heureuse famille sont-ils si minces ? Je suis persuadée qu’ils ne se donnent pas la peine de suivre le moindre régime et ne se livrent à aucun exercice sadomasochiste. Un docteur m’a dit jadis que le seul exercice dont on puisse avoir besoin se déroule au lit. Était-ce là l’explication ?
Voilà pour les bonnes nouvelles. Pour les mauvaises…
Le corridor international avait été fermé. Il était possible d’atteindre Deseret en changeant à Portland mais sans garantie que le tube Omaha-Gary fut ouvert. La seule route internationale pour les capsules semblait être celle de San Diego – Dallas – Vicksburg – Atlanta. San Diego ne posait aucun problème puisque le métro de San José fonctionnait entre Bellingham et La Jolla. Mais Vicksburg, ce n’est pas l’Imperium de Chicago, tout au plus un simple port fluvial à partir duquel, avec de la patience et pas mal d’argent, on pouvait espérer rallier l’Imperium.
J’ai tenté d’appeler le Patron. Au bout de quarante minutes, j’ai éprouvé à l’égard des voix synthétiques ce que les humains éprouvent sans doute à l’égard des gens comme moi. Mais qui a pu avoir l’idée de programmer les ordinateurs afin qu’ils se montrent « polis » ?… La première fois que l’on entend une machine vous dire : « Merci pour votre patience », ça ne porte pas à conséquence et c’est plutôt rassurant, mais quand cela se répète trois fois de suite, on éprouve un sentiment étrange. Et quarante minutes d’attente sans entendre une voix humaine, c’est probablement au-delà de la limite de la patience d’un guru.
Je ne suis pas parvenue à faire admettre à ce foutu terminal qu’il était impossible de téléphoner dans l’Imperium. Ce petit désastre digital n’avait pas été programmé pour dire non. Il était poli, un point c’est tout. Bon sang ! quel soulagement j’aurais éprouvé s’il s’était mis à débiter tout à coup : « Ça suffit, pétasse. Tu l’as déjà dit. »
Ensuite, j’ai tenté d’appeler la poste de Bellingham pour savoir quelle était la situation du courrier avec l’Imperium. Je veux dire : lettres, télégrammes, colis, rien d’électronique…
J’ai eu droit à une conférence sur le thème : « Faites vos envois de Noël avant la date. » Pour ça, il n’y avait rien d’urgent.
J’ai recommencé. Je me suis fait rembarrer sur les numéros de code postal.
J’ai essayé une troisième fois. Je suis tombée sur le service clientèle de Macy’s [11] Macy’s, apparemment, est toujours «le plus grand magasin du monde», à New York… (N.d.T.)
: « Nous vous prions d’attendre. Tous nos aimables employés sont pour l’instant occupés. »
Je n’ai pas attendu.
Je ne voulais pas téléphoner, encore moins envoyer une lettre : je voulais avoir affaire au Patron en personne. Pour cela, il me fallait du liquide. Le terminal dégoulinant de politesse me fit savoir que le bureau local de la MasterCard se trouvait représenté à Bellingham par les bureaux de la TransAmerica. J’ai donc composé leur code et j’ai immédiatement entendu une voix très douce, pas du tout synthétique.
— Nous vous remercions d’avoir appelé MasterCard. Dans un souci de sécurité et d’épargne, les fonds de nos millions de clients de la Confédération californienne ont été centralisés à notre siège de San José. Pour le service express, veuillez utiliser le code inscrit au verso de votre carte.
Ma carte avait été émise à Saint Louis et elle ne possédait sans doute pas le code de San José mais seulement celui de l’Impérial Bank de Saint Louis. J’ai pourtant essayé, sans trop d’espoir.
Comme réponse, j’ai eu : « Composez une prière. »
Pendant qu’un ordinateur m’enseignait l’humilité, Georges lisait le Los Angeles Times.
— Georges, que disent-ils de l’état d’urgence ?
— Quel état d’urgence ?
— Pardon ?
— Vendredi, mon amour, la seule urgence concerne un avertissement du Sierra Club concernant certaines espèces de Rhus diversiloba apparemment en danger. Ils envisagent une manifestation devant la Dow Chemical. Autrement, à l’Ouest rien de nouveau…
J’ai plissé le front pour stimuler un peu ma mémoire.
— Georges, je ne connais pas grand-chose à la politique californienne mais…
— Ma chérie, personne n’y connaît grand-chose, y compris les politiciens eux-mêmes.
— Pourtant, il me semble avoir entendu parler d’une bonne dizaine d’assassinats dans la Confédération. Des personnalités de premier rang auraient été éliminées. Est-ce que tout ça ne serait pas un canular ? Prenons les divers fuseaux horaires concernés. Ça nous donne combien ? Trente-cinq heures ?
— J’ai relevé des avis de décès concernant effectivement des hommes et des femmes importants dans les informations de la nuit précédente… mais il n’était pas question d’assassinats. Pour l’un, on parle d’« accident avec une arme à feu ». Il y a également un « décédé des suites d’une longue et douloureuse maladie », un « accident inexplicable » pour lequel le procureur a demandé une enquête. Mais il me semble justement qu’elle a été abandonnée aussi.
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