— Mais que se passe-t-il, Georges ?
— Je l’ignore absolument, Vendredi. Mais je crois qu’il serait périlleux de chercher à en savoir trop actuellement.
— Oh ! je n’ai pas l’intention de me livrer à une enquête. Je ne me suis jamais mêlée de politique et je n’ai pas l’intention de commencer. Mais je suis décidée à regagner l’Imperium aussi vite que possible. Pour ça, j’ai besoin d’argent liquide, malgré tout ce que peut raconter le Los Angeles Times , car la frontière est bel et bien fermée. Ça me déplaît de vivre sur le compte de Janet avec sa carte Visa. Je pourrais peut-être utiliser la mienne, mais il faut que j’atteigne au moins San José. Est-ce que tu veux m’accompagner ? Ou bien préfères-tu rejoindre Ian et Janet ?
— Ma douce petite, je dépose à tes pieds tous mes biens terrestres. Mais je désire quand même aller avec toi jusqu’à San José. Et pourquoi veux-tu m’interdire d’entrer dans l’Imperium ? Ton employeur n’aurait-il pas un emploi pour quelqu’un d’aussi doué que moi ? Tu sais très bien qu’il m’est impossible de regagner le Manitoba…
— Georges, je ne veux rien t’interdire, mais la frontière est vraiment fermée… ce qui peut m’obliger à jouer les Dracula pour passer par n’importe quelle fente de la muraille. Je sais faire cela. On me l’a appris. Mais je le fais seule. Tu es dans le métier et tu comprends certainement ce que je veux dire. Et puis, nous ignorons exactement ce qui se passe dans l’Imperium, mais nous savons que ce n’est pas très agréable. Quand je serai là-bas, il se peut que j’aie à me démener pas mal pour essayer de sauver ma peau. Et cela aussi, on me l’a appris.
— Oui, je sais, Vendredi : tu as été améliorée, et pas moi. Oui, je comprends…
— Georges chéri ! Je ne voulais pas te blesser. Écoute : dès que je serai arrivée, je t’appellerai. Où que tu sois. Et si j’ai la certitude que tu peux franchir la frontière sans danger, je te le dirai.
(Georges au service du Patron ? Impossible ! Ou bien… Oui, le Patron pouvait avoir besoin d’un ingénieur généticien expérimenté, après tout… En fait, en y pensant bien, je n’avais pas la moindre idée des besoins du Patron ni des emplois disponibles hormis dans mon strict petit domaine.)
— Georges, est-ce que tu es sérieux quand tu parles de rencontrer mon patron pour un emploi éventuel ? Est-ce que je dois lui en parler ?
Georges eut ce doux sourire qu’il utilisait pour dissimuler ses pensées, tout comme moi mon visage photo-passeport.
— Comment puis-je savoir, Vendredi ? Tout ce que je connais de ton employeur, c’est que tu n’en parles qu’avec réticence et qu’il peut se servir de toi comme d’une messagère. Mais je crois que je suis plus à même que toi d’évaluer avec précision tout ce qu’il a fallu investir pour te créer, te conditionner, te former… ainsi que le prix qu’il a fallu payer pour racheter tes contrats.
— Je n’ai aucun contrat. Je suis libre.
— En ce cas, cela a dû coûter encore plus cher à ton employeur. Mais ne m’en veux pas, chérie : je vais arrêter là le jeu des supputations. Est-ce que je suis sérieux ? Il faut toujours s’interroger sur ce qui vous attend. Je vais te donner mon curriculum vitae. S’il s’y trouve quoi que ce soit d’intéressant, je suis certain que ton employeur me fera signe. Maintenant, parlons argent. Tu n’as aucun souci à te faire à propos des finances de Janet : pour elle, l’argent ne signifie rien. Mais je suis là, moi aussi, pour te tirer d’affaire si tu as besoin de liquide. J’ai déjà fait le nécessaire pour que mes cartes de crédit soient honorées ici en dépit de la situation. J’ai utilisé le Crédit Québec pour notre petit breakfast de minuit, j’ai réglé notre brunch avec Maple Leaf, et ici j’ai fait débiter mon compte American Express. J’ai trois cartes parfaitement valides. (Il a eu un immense sourire.) Alors, petite fille, tu peux parfaitement vivre à mes crochets.
— Mais je ne veux pas plus vivre à tes crochets qu’à ceux de Janet ! Ecoute : quand nous serons à San José, nous essaierons d’utiliser ma carte. Si ça ne marche pas, d’accord, je suis prête à accepter ta proposition. Et je te réexpédierai l’argent dès que je serai là-bas.
(A moins que Georges ne fût prêt à jouer avec la carte du lieutenant Dickey pour moi ?… C’est toujours très difficile pour une femme de se procurer du liquide avec la carte d’un homme. Payer avec une carte, c’est une chose. Essayer de se procurer du liquide, c’est tout à fait différent.)
— Mais pourquoi parles-tu de me rembourser ? Ne suis-je donc pas ton débiteur ? Pour l’éternité ?
J’ai décidé de jouer les idiotes.
— Tu crois vraiment me devoir quelque chose ? Pour ce qui s’est passé la nuit dernière ?
— Oui. Tu étais parfaite. Je veux dire, adéquate.
— Quoi ?
Sans sourire, il ajouta :
— Tu préférerais peut-être que je dise inadéquate ?
— Georges, ai-je dit très lentement, sur le point d’étouffer, je vais t’emmener au lit et je te tuerai, très, très doucement. Je te briserai en trois morceaux. Adéquate !
Cette fois, il a souri. Et il a commencé à se déshabiller.
— Ah, non ! Arrête ! Embrasse-moi, plutôt. Ensuite, nous filerons sur San José. In a dequate !
Il nous fallut presque aussi longtemps pour rallier San José qu’il nous en avait fallu pour aller de Winnipeg à Vancouver, mais cette fois nous étions assis. Nous avons émergé du sol à quatorze heures quinze et j’ai regardé le paysage avec intérêt. Je n’avais jamais encore vu la capitale de la Confédération.
La première chose qui m’a frappée, c’est le nombre de véhicules énergétiques autorisés en circulation. Il y en avait partout. La plupart étaient des taxis. J’ai eu le sentiment d’observer des centaines de puces. Jamais encore je n’avais vu une ville à ce point infestée par les machines volantes. C’était comme les bicyclettes à Canton. Toutes les rues étaient encombrées et il y avait des pistes roulantes de tous les côtés.
Ce qui m’a le plus impressionnée ensuite, je crois que c’est le sentiment que San José n’était pas vraiment une ville. Et cette vieille description a pris soudain pour moi tout son sens : « Un millier de villages en quête d’une ville. » L’existence de San José ne semblait avoir d’autre justification que la politique. Mais la Californie a toujours vécu sur la politique, plus que n’importe quel autre pays. C’est la démocratie sans complexes dans toute son impudence.
Bien sûr, on trouve la démocratie un peu partout, et même la Nouvelle-Zélande en est une forme atténuée. Mais ce n’est qu’en Californie que vous trouverez la vraie, la pure, la dure démocratie. Dès qu’un citoyen est assez grand pour tenir un bulletin, il a le droit de vote, et il ne le perd qu’après sa crémation dûment certifiée.
Mais on trouve la démocratie sous tant de formes. Les Canadiens britanniques, par exemple, la préfèrent diluée. On peut donc dire que les Californiens, eux, sont constamment ivres à force de consommer la démocratie à pleins verres, sans eau ni glaçons. On estime qu’il se déroule au moins une élection par mois dans cette bienheureuse contrée. Je pense que les Californiens peuvent se le permettre. Ils bénéficient d’un climat agréable, et ce du Canada au royaume du Mexique, et l’agriculture y est une de plus riches de la Terre. Le deuxième sport le plus populaire, le sexe, y est pratiquement gratuit et aussi facilement disponible que la marijuana. Ce qui laisse suffisamment de temps et d’énergie aux Californiens pour leur sport numéro un : la politique et les bavardages à propos de la politique.
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