Peu après notre dispute à propos des pourboires, Margrethe acquit la conviction que la Señora fouillait notre chambre. Si c’était vrai, il nous était difficile de l’en empêcher. Il n’y avait pas de verrou et elle pouvait s’introduire dans les lieux en toute liberté pendant les heures de travail.
Je suggérai de poser quelques pièges mais Margrethe s’y opposa. Elle se contenta simplement de garder son argent sur elle. Mais cela ne faisait que confirmer ce que nous avions pensé de notre « patronne », et Margrethe admit qu’il était désormais nécessaire de l’empêcher de nous voler nos économies.
Mais nous ne laissâmes pas la Señora Valera troubler notre bonheur. Pas plus que notre statut douteux de « couple » ne vint troubler notre lune de miel plutôt irrégulière. Oh, si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais très bien pu la gâcher avec ma satanée tendance à analyser des problèmes alors que j’ignore tout de l’analyse. Mais Margrethe est plus pragmatique que moi et elle m’interdit purement et simplement ce genre d’exercice. Je fis une tentative pour rationaliser nos rapports en lui faisant remarquer que la polygamie n’était nullement prohibée par les Saintes Ecritures mais uniquement par la coutume et les lois modernes. Elle réduisit mes arguments en miettes avec violence : elle ne tenait pas à savoir combien d’épouses ou de concubines avait eu le roi Salomon et elle ne le considérait pas comme un modèle de moralité, lui ou n’importe quel autre personnage de l’Ancien Testament. Et si je ne voulais pas vivre avec elle, je n’avais qu’à le dire ! Et vite !
Bien sûr, je me suis tu. Il est des problèmes qu’il vaut mieux laisser de côté, sans se battre à coups de mots. Cette tendance moderne à « discuter » est aussi souvent une erreur qu’une solution.
Mais elle refusait avec un tel mépris que la Bible fît autorité en matière de bigamie que je décidai de revenir plus tard sur le sujet. Non pas sur la polygamie, car je ne voulais plus aborder cette question épineuse, mais sur les Saintes Ecritures en général. Je lui expliquai qu’au sein de l’Eglise dans laquelle j’avais été élevé, on croyait en une stricte interprétation de la Bible : « Une Bible intégrale et non pleine de trous. » Ecriture était le mot littéral pour Dieu. Je lui dis aussi que je savais que les autres églises invoquaient l’esprit plutôt que la lettre, que certaines étaient tellement libérales qu’elles se préoccupaient peu de la Bible. Pourtant, toutes se considéraient comme chrétiennes.
— Margrethe, mon amour, en tant que secrétaire adjoint de la Ligue de Morale des Eglises, j’ai été en contact permanent avec les membres de toutes les sectes protestantes du pays et en liaison avec de nombreux membres du clergé de l’Eglise catholique et romaine et, sur bien des sujets, nous avons constitué un front uni. J’ai ainsi appris que ma propre Eglise n’avait pas le monopole de la vertu. Tout homme peut se trouver perdu dans les articles fondamentaux d’une religion en restant pourtant un citoyen honorable et un chrétien fervent. (Je ris en me rappelant soudain quelque chose et repris :) Ou, pour inverser la proposition, l’un de mes amis catholiques, le père Mahaffey, m’a dit une fois que même moi je pourrais accéder au paradis car le Seigneur, dans son infinie sagesse, accorde l’indulgence à l’ignorance obstinée des protestants.
Cette conversation avait lieu un mardi, notre jour de congé, unique jour de fermeture du restaurant. Nous étions au sommet d’ el Cerro de la Neveria – Icebox Hill, la colline de la Glacière, mais le nom sonne mieux en espagnol. Nous finissions notre pique-nique de midi. La colline se trouvait en pleine ville, tout près du café Pancho Villa, mais c’était cependant une oasis bucolique. Les citoyens de Mazatlan imitaient l’usage espagnol et transformaient les collines en parcs plutôt que de les construire. Heureux pays…
— Chérie, je n’essaierai jamais de faire du prosélytisme religieux avec toi. Mais je veux en apprendre sur toi autant que possible. Je me suis aperçu que je ne connais pas grand-chose des Eglises du Danemark. Elles sont pour la plupart luthériennes, je pense… Mais le Danemark a-t-il sa propre Eglise d’Etat, comme certains autres pays d’Europe ? De toute façon, quelle qu’elle soit, interprétationniste ou libérale – en n’oubliant pas ce que dit le Père Mahaffey avec qui je suis d’accord – je ne crois pas que mon Eglise soit la seule qui permette d’accéder au Ciel. Mais toi, qu’en penses-tu ?
J’étais couché dans l’herbe, bras et jambes étendus. Margrethe était assise à côté de moi, les genoux ramenés sous son menton, les mains croisées, et elle regardait la mer, à l’horizon de l’ouest. Ce qui faisait que son visage se détournait de moi. Elle n’avait pas répondu à ma question et je lui dis doucement :
— Ma chérie, tu m’as entendu ?
— Je t’ai entendu.
Une fois encore, j’attendis, puis j’ajoutai :
— Si je me suis montré indiscret à propos d’un sujet qui ne me regarde pas, excuse-moi et oublions que je t’ai posé cette question.
— Non. Je savais que j’aurais à y répondre un jour. Alec, je ne suis pas chrétienne. (Elle lâcha ses genoux, se retourna et me regarda droit dans les yeux.) Nous pouvons divorcer aussi simplement que nous nous sommes mariés. Il suffit de le dire. Je ne m’y opposerai pas. Et je m’en irai tranquillement. Mais, Alec, quand tu m’as dit que tu m’aimais, et puis, plus tard, que nous étions mariés au regard de Dieu, tu ne m’as même pas demandé ma religion.
— Margrethe…
— Oui, Alec ?
— Je veux que tu ravales ces paroles. Et ensuite, que tu me demandes pardon.
— Mais je ne peux pas te demander pardon de ne pas t’avoir dit cela. A n’importe quel moment, je t’aurais répondu avec sincérité mais tu ne me l’as jamais demandé.
— Je ne veux pas que tu parles de divorce. Tu dois me demander pardon pour avoir osé penser que je voudrais divorcer, quelles que soient les circonstances. Et si tu continues à te montrer aussi méchante, je te battrai. En tout cas, jamais je ne t’abandonnerai. Riche ou pauvre, malade ou bien portant, aujourd’hui et pour toujours, je t’aime. Tu entends, ma fille, je t’aime ! Mets-toi bien cela en tête.
Et, tout à coup, elle fut dans mes bras. C’était seulement la deuxième fois que je la voyais pleurer et je fis la seule chose à faire : je l’embrassai, encore et encore.
Soudain, j’entendis un appel joyeux derrière nous et je me retournai. Nous avions tout le haut de la colline pour nous car la plupart des gens étaient au travail. Mais je m’aperçus que nous avions un public : deux galopins des rues étaient là, si jeunes qu’on n’aurait su dire si c’étaient des garçons ou des filles. Voyant que je les regardais, l’un d’eux cria à nouveau puis fit une imitation bruyante de baiser.
— Fichez le camp ! m’écriai-je. Disparaissez ! Vaya con Dios ! C’est ce qu’il faut dire, Marga ?
Elle s’adressa à eux à son tour et ils déguerpirent en gloussant. Cette interruption avait été la bienvenue. J’avais dit ce que je devais dire à Margrethe, car je devais la rassurer après sa stupide bravade. Pourtant, j’étais rudement secoué.
Je fus sur le point de parler, puis décidai que j’en avais assez dit pour aujourd’hui. Mais Margrethe se cantonna dans un silence qui devint vite pénible. Et je jugeai que les choses ne pouvaient en rester là, ainsi déséquilibrées.
— Mais quelle est ta foi, ma chérie ? Le judaïsme ? Je viens de me souvenir qu’il y a des Juifs au Danemark. Tous les Danois ne sont pas luthériens.
— Il y a des Juifs, oui. Mais un sur mille, pas plus. Non, Alec… Euh… Il y a des dieux plus anciens.
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