— Plus anciens que Jéhovah ? Impossible.
Margrethe ne répondit pas. C’était un trait typique de sa personnalité. Quand elle n’était pas d’accord, elle ne disait rien. Elle semblait peu se préoccuper d’avoir raison dans une discussion. Et, en cela, elle différait de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des humains… la plupart étant prêts apparemment à endurer n’importe quel désastre plutôt que d’avoir tort.
Je dus donc défendre les deux arguments pour que la discussion ne sombre pas.
— Je retire ça. Je n’aurais pas dû dire « impossible ». Je faisais allusion à la chronologie définie par l’évêque Ussher. Si l’on en croit sa datation, en octobre prochain, le monde aura cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit ans. Bien sûr, cette datation ne correspond pas aux Ecritures Saintes. Haies, quant à lui, donne un chiffre différent pour la création, sept mille quatre cent cinq, je crois, mais je m’y retrouve mieux lorsque j’écris les chiffres. D’autres érudits donnent des dates encore différentes. Mais ils sont tous d’accord pour dire que l’unique événement, la création, s’est produit quatre ou cinq mille ans avant le Christ. C’est alors que Jéhovah a créé le monde et, ce faisant, il a également créé le temps. Le temps ne peut exister seul. Corollairement, rien, ni être ni dieu, ne peut être plus ancien que Jéhovah puisqu’il a créé le temps. Tu comprends ?
— J’aurais mieux fait de me taire.
— Chérie ! J’essaie simplement d’avoir avec toi une discussion intellectuelle. Je n’ai jamais voulu te blesser et jamais je ne le ferai. J’ai dit que c’était la théorie orthodoxe quant à l’âge du monde. Il est évident que tu te réfères à une autre. Peux-tu me l’expliquer ? Et éviter de t’en prendre à ce pauvre Alex chaque fois qu’il ouvre la bouche ? J’ai reçu une éducation de prêtre au sein d’une Eglise qui privilégie le prêche. Discuter, pour moi, est aussi naturel que nager pour un poisson. Mais, à présent, c’est à toi de prêcher et à moi de t’écouter. Parle-moi de ces dieux plus anciens.
— Tu les connais. Ce sont les plus anciens et les plus grands et nous les célébrons demain, au milieu de chaque semaine.
— Nous sommes aujourd’hui mardi et demain… Mercredi ! Mercure ! Wednesday ! Le jour de Wotan ! C’est lequel ton dieu ?
— Odin. Wotan est une déformation germanique de l’ancien norvégien. Le père Odin et ses deux frères ont créé le monde. Au début, il n’y avait rien, que le vide. Ensuite, le reste ressemble beaucoup à la Genèse, il y a même Adam et Eve : Ask et Embla.
— Mais, Margrethe, c’est peut-être la Genèse…
— Que veux-tu dire, Alec ?
— La Bible, c’est la parole de Dieu, et en particulier la traduction connue sous le nom de « version du roi James », parce que chaque mot a été soutenu par la prière et corroboré par les recherches des plus grands érudits de ce monde – toute divergence d’opinion ayant été transmise au Seigneur directement par la prière. La Bible du roi James est donc la parole de Dieu. Mais il n’est écrit nulle part qu’elle constitue l’unique parole de Dieu. Les écrits sacrés de n’importe quelle autre race, dans un autre temps, un autre langage peuvent également constituer l’histoire inspirée… si elle est compatible avec la Bible. Et c’est bien ce que tu m’as décrit, n’est-ce pas ?
— Ah, Alec, ce n’est vrai que pour la création ainsi qu’Adam et Eve. Mais la chronologie ne correspond pas du tout. Tu m’as dit que le monde aurait été créé il y a six mille années ?
— Environ. Pour Haies, il y a un peu plus longtemps. La Bible ne donne aucune date. La datation est une invention moderne.
— Même cette date plus lointaine – celle de Haies ? – est bien trop rapprochée, Alec. Cent mille ans, c’est plus probable.
Je m’apprêtais à protester – il y a vraiment des choses qu’on ne peut pas avaler – puis je me souvins à temps que je m’étais promis de ne rien dire qui pût inciter Margrethe à se taire.
— Continue, chérie. Est-ce que vos écrits religieux racontent ce qui est advenu durant tous ces millénaires ?
— Presque tout s’est passé avant que l’écriture soit inventée. Une part a été préservée dans les poèmes épiques que chantent les Skaldes . Mais même cela ne s’est pas produit avant que les hommes n’apprennent à vivre en tribus et qu’Odin leur enseigne le chant. Ce sont des géants de glace qui ont dominé le monde durant la plus longue période. Les hommes n’étaient alors que des animaux sauvages que l’on chassait pour le plaisir. Mais la différence essentielle réside dans la chronologie, Alec. La Bible va de la création au jugement dernier, puis c’est le millénium – le royaume sur terre – le grand jour de colère et la fin du monde. Ensuite, c’est le royaume divin et l’éternité. Le temps s’est arrêté. C’est bien cela ?
— Eh bien, oui. Un eschatologue professionnel jugerait cela par trop simplifié mais tu décris très correctement les grands traits. Les détails se trouvent dans l’Apocalypse selon Saint Jean, devrais-je ajouter. De nombreux prophètes ont témoigné des derniers événements mais Saint Jean est le seul à rapporter l’histoire complète… car c’est le Christ lui-même qui lui a donné la vision pour empêcher les faux prophètes d’abuser les élus. La création, la chute, les longs siècles de lutte et d’épreuves, puis la bataille finale, suivie par le jugement et le royaume. Et ta foi, mon amour, que dit-elle ?
— La bataille finale, nous l’appelons Ragnarok plutôt qu’Armageddon…
— La terminologie compte peu.
— Je t’en prie, chéri. Le nom compte certes peu mais ce qui advient est important. Dans votre jour du jugement dernier, les boucs sont séparés des agneaux. Ceux qui sont épargnés connaissent la joie éternelle et les damnés le châtiment éternel. Exact ?
— Exact. Mais je te ferai remarquer par souci de précision scientifique que certains esprits faisant autorité affirment que, si la joie est éternelle, Dieu a tant d’amour pour le monde que même les damnés seront à la fin sauvés et que nulle âme n’est par-delà la rédemption. D’autres théologiens considèrent qu’il s’agit là d’une hérésie mais cette idée me séduit. L’existence d’une damnation éternelle ne m’a jamais plu. Je suis un sentimental, ma chérie.
— Je le sais, Alec, et c’est aussi pour ça que je t’aime. Et notre vieille religion devrait te séduire… puisqu’il n’y est pas question de damnation éternelle.
— Vraiment ?
— Non. A Ragnarok, le monde tel que nous le connaissons sera détruit. Mais ce ne sera pas vraiment la fin. Après très longtemps, le temps de la guérison, un nouvel univers sera créé, un univers meilleur, plus propre, moins soumis aux maux du monde. Et lui aussi durera durant d’innombrables millénaires… jusqu’à ce qu’une fois encore les forces du froid et du mal s’unissent contre le bien et la lumière… et une fois encore il y aura une période de répit, suivie par une nouvelle création et une autre chance pour les hommes. Rien n’est jamais achevé, rien n’est jamais parfait. Sans cesse, la race des hommes connaît une nouvelle chance de faire mieux, sans cesse, sans fin.
— Et tu crois cela, Margrethe ?
— Pour moi, c’est plus facile à croire que l’orgueil des élus et la condition désespérée des damnés de la foi chrétienne. On dit que Jéhovah est tout-puissant. Si cela est vrai, alors les pauvres âmes damnées qui sont en enfer s’y trouvent parce que Jéhovah a tout prévu pour cela, jusque dans le moindre détail. N’est-ce pas vrai ?
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