J’hésitai. La réconciliation logique de l’omnipotence, de l’omniscience et de l’omnibénévolence constitue le problème le plus épineux qui soit en théologie, et les jésuites eux-mêmes s’y sont cassés les dents.
— Margrethe, certains des mystères du Tout-Puissant ne s’expliquent pas aisément. Nous autres mortels, nous devons accepter l’idée de la bienveillance de Notre Père à notre égard, que nous comprenions toujours ou non Son œuvre.
— Est-ce qu’un bébé doit comprendre la bienveillance de Dieu quand on lui fracasse la tête sur un rocher ? Est-ce qu’il va tout droit en enfer afin de louer le Seigneur pour son infinie sagesse et sa bonté ?
— Margrethe ! De quoi parles-tu ?
— Je parle de ces passages de l’Ancien Testament où Jéhovah donne des ordres précis afin que l’on tue des bébés, et même parfois qu’on les tue en leur fracassant la tête sur les rochers. Tu n’as qu’à lire le psaume qui commence par : Au bord des fleuves de Babylone [12] Il s’agit du Psaume 137 ( Ballade de l’exilé ), où il est dit:… heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc! ( N.d.T. )
… Et ce que dit Jéhovah dans Osée :… Ephraim devra mener ses fils à l’égorgeur… Même s’il leur naît des enfants, je ferai mourir les délices de leur sein [13] Le Livre d’Osée, 9-10 (N.d.T.)
. Et il y a aussi Elisée et les ours. Alec, crois-tu du fond du cœur que ton Dieu ait voulu que des ours taillent en pièces des petits enfants simplement parce qu’ils s’étaient moqués du crâne chauve d’un vieil homme ?
Elle attendit.
Et j’attendis moi aussi.
Après un temps, elle reprit :
— Cette histoire de l’ours et des quarante-deux enfants est-elle l’expression littérale de la parole de Dieu ?
— Mais certainement ! C’est la parole de Dieu ! Mais je ne prétends pas la comprendre complètement. Margrethe, si tu veux une explication détaillée de tout ce qu’a fait le Seigneur, adresse-lui une prière pour qu’il t’éclaire. Mais ne m’accable pas.
— Je n’avais pas l’intention de t’accabler, Alec. J’en suis désolée.
— C’est inutile. Je n’ai jamais compris cette histoire d’ours, mais ne la laisse pas ébranler ma foi. C’est peut-être une parabole. Ecoute, chérie, est-ce que l’histoire de ton père Odin n’est pas assez sanglante elle aussi, non ?
— Ça n’a pas la même envergure. Jehovah a détruit cité après cité, chaque homme, chaque femme et enfant, et jusqu’aux plus petits. Odin ne tuait que des adversaires à sa taille et au combat. Et, la différence la plus importante, c’est que le père Odin n’est pas tout-puissant et qu’il ne prétend pas être tout de sagesse.
(Une théologie qui évite le problème le plus épineux. Mais comment L’appeler « Dieu » s’il n’est pas omnipotent ?)
Margrethe poursuivit :
— Alec, mon unique amour, je ne veux pas attaquer ta foi. Je ne l’ai jamais voulu et je n’en éprouverais aucun plaisir. Et j’espère que rien de semblable ne se reproduira. Mais tu m’as demandé de but en blanc si oui ou non j’acceptais l’autorité des « Ecritures Saintes », c’est-à-dire ta Bible. Et je dois te répondre de même : non. Pour moi, le Jéhovah ou le Yahvé de l’Ancien Testament est un affreux sadique, assoiffé de sang et de génocide. Je n’arrive pas à comprendre comment on a pu l’identifier au doux Christ du Nouveau Testament. Même par une Trinité mystique.
J’allais répondre, mais elle continua :
— Mon cher cœur, avant que nous quittions ce sujet, je dois te dire une chose à laquelle j’ai pensé. Ta religion offre-t-elle une explication pour la chose étrange qui nous est arrivée ? Une fois à moi, deux fois à toi : ce monde transformé ?
(Sans cesse, cela m’avait hanté l’esprit, à moi aussi !)
— Non, je dois l’avouer. J’aimerais avoir une Bible sous la main pour y chercher une explication. Mais j’ai eu beau fouiller dans mon esprit, je n’ai rien trouvé qui aurait pu me préparer à tout ça. (Je soupirai.) C’est triste, mais… (je lui souris) la Providence t’a placée sur mon chemin. Il n’est nulle terre qui me soit étrangère si Margrethe s’y trouve.
— Mon très cher Alec, je ne t’ai posé cette question que parce que l’ancienne religion, elle, propose une explication.
— Comment ?
— Oh, elle n’est pas réjouissante. Au commencement de ce cycle, Loki a été terrassé. Connais-tu Loki ?
— Un peu. Il est malveillant.
— « Malveillant », le terme est bien faible. Il est le mal. Durant des milliers d’années, il est resté prisonnier, enchaîné à un rocher. Alec, la fin de chacun des cycles de l’homme commence de la même façon. Loki parvient à se défaire de ses liens… et le chaos s’ensuit.
Elle me regarda avec une infinie tristesse.
— Alec, je suis désolée… mais je crois que Loki est en liberté. Tous les signes le montrent. A présent, n’importe quoi peut arriver. Nous entrons dans le crépuscule des Dieux. Ragnarok approche. Notre monde s’achève.
A cette heure-là, il y eut un grand tremblement de terre, et la dixième partie de la ville tomba ; sept mille hommes furent tués dans ce tremblement de terre, et les autres furent effrayés et donnèrent gloire au Dieu du Ciel.
Apocalypse de Jean, 11:13
J’ai lavé une nouvelle pile d’assiettes haute comme le phare tout en réfléchissant aux choses que Margrethe m’avait dites par ce bel après-midi sur Icebox Hill. Mais je n’avais plus abordé le sujet avec elle. Et elle ne m’en avait pas reparlé : elle ne revenait plus sur une discussion dès lors qu’elle pouvait garder le silence.
Est-ce que je croyais vraiment à sa théorie à propos de Loki et de Ragnarok ? Bien sûr que non ! Oh, certes, je ne voyais aucune objection à appeler Armageddon « Ragnarok ». Jésus, Joshua ou Jesu. Marie, Miriam, ou Maria. Jéhovah ou Yahvé. Tous les symboles du Verbe sont compréhensibles dès lors que celui qui parle et celui qui écoute sont d’accord sur leur sens. Mais Loki ? Comment voudriez-vous me faire admettre qu’un demi-dieu mythique adoré par une race barbare et ignorante avait pu susciter des changements dans l’univers tout entier ? Non, vraiment !
Je suis un homme moderne, à l’esprit ouvert, mais pas au point d’être exposé à tous les vents. Quelque part dans les Ecritures, il devait se trouver une explication pour ce qui nous était arrivé. Je n’avais vraiment pas besoin d’aller chercher dans les histoires de fantômes de païens morts depuis longtemps.
J’aurais vraiment aimé avoir une bible sous la main. Oh, je ne doutais pas que je pourrais en trouver à la basilique, à trois immeubles de là… en latin ou en espagnol. Je voulais la version du roi James. Bien sûr, il y en avait certainement quelques exemplaires quelque part dans la ville, mais j’ignorais où. Pour la première fois de ma vie, j’enviais la mémoire parfaite de notre prédicateur (le révérend Paul Balonius) qui, au milieu du dernier siècle, avait parcouru tous les Etats du centre pour porter la bonne parole sans même avoir la Bible avec lui. Frère Paul était réputé pour être capable de citer de mémoire n’importe quel verset de n’importe quel Livre, en indiquant le chapitre, le numéro du verset. Il pouvait également réussir le même exploit à l’envers et réciter un verset à partir du Livre, du chapitre, etc.
J’étais né trop tard pour avoir connu frère Paul, et jamais je ne l’avais vu dans sa performance, mais une mémoire parfaite est un don particulier que Dieu accorde plus souvent qu’on ne le croit. Je ne doute pas que frère Paul ait eu ce don divin. Il est mort brusquement, assez mystérieusement et, probablement, en état de péché ; ainsi que le disait mon professeur de mission : il faut faire montre d’une très grande prudence lorsqu’on prie seul auprès d’une femme mariée.
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