Je n’ai pas le don de Paul. Je peux citer les premiers chapitres de la Genèse, plusieurs psaumes et la nativité selon Saint Luc, ainsi que divers autres passages. Mais, pour le problème que j’affrontais, il me fallait étudier en détail tous les prophètes, et tout spécialement la prophétie connue sous le nom d’Apocalypse selon Saint Jean.
Armageddon approchait-elle ? Etions-nous au seuil du Second Avènement ? Quand sonnerait la trompette, serais-je de nouveau vivant dans ma chair ?
Cette pensée était excitante et il ne me fallait pas la rejeter trop vite. Pour ce grand jour, les vivants pourraient être bien des millions, et cette vaste armée pourrait bien inclure dans ses rangs Alex Hergensheimer. Entendrais-je alors Son Cri ? Verrais-je les morts se dresser et serais-je emporté avec eux dans les nuages pour rencontrer le Seigneur aux cieux afin de me trouver auprès de lui, comme promis ? Le passage le plus exaltant du Livre !
Non pas que j’eusse la moindre assurance de me trouver parmi ceux qui seraient sauvés quand viendrait le grand jour, à supposer même que je sois vivant dans ma chair à cette heure. Etre ministre de la prédication n’améliore pas forcément vos chances. Quand ils savent être honnêtes avec eux-mêmes, les ecclésiastiques ont conscience de cette cruelle vérité, alors que les laïcs ont tendance à croire que les gens de robe ont leurs entrées.
Faux ! Pour un ecclésiastique, il n’y a pas d’excuse. Il ne peut pas prétendre qu’il ne savait pas que c’était défendu , ou invoquer la jeunesse et l’inexpérience, ou bien encore l’ignorance de la loi, ou toute autre excuse, ainsi que le font les laïcs pour garder le salut quand ils se sont par trop éloignés de la perfection morale.
Sachant cela, j’étais bien obligé d’admettre que mon dossier personnel, depuis une date récente, ne pouvait me faire espérer que j’étais au nombre des élus. Bien sûr, j’avais été baptisé. Certaines personnes semblent penser que c’est là une condition permanente, comme un diplôme universitaire. Ça, mon vieux, il vaut mieux ne pas compter dessus ! Je n’avais que trop conscience d’avoir accumulé un nombre impressionnant de péchés depuis quelque temps : Orgueil. Intempérance. Cupidité. Luxure. Adultère. Jalousie. Et bien d’autres.
Plus grave encore : je n’avais pas montré la moindre contrition, même pour les pires d’entre eux.
Par ailleurs, s’il n’était pas prouvé que Margrethe était sauvée et élue pour le paradis, alors je n’avais aucun intérêt à y aller moi-même. Dieu me vienne en aide, mais telle était bien la vérité.
J’étais inquiet pour l’âme immortelle de Margrethe.
Elle ne pouvait prétendre à la seconde chance de toutes les âmes de l’ère pré-chrétienne. Elle était née dans le sein de l’Eglise luthérienne, qui n’était pas mon Eglise mais l’ancêtre de mon Eglise et de toutes les Eglises protestantes, premier fruit de la diète de Worms. (Quand j’étais petit, à l’école du dimanche, cette histoire de diète éveillait en moi des craintes qui n’avaient rien à voir avec la religion !)
La seule manière dont Margrethe pouvait être sauvée était de renoncer à son hérésie et de chercher à renaître. Mais ça, elle devait le faire par elle-même : je ne pouvais rien pour elle.
Au mieux, je pouvais l’inciter à rechercher le salut. Mais il me faudrait m’y prendre avec précaution. On ne persuade pas un papillon de se poser sur sa main en brandissant une épée. Margrethe n’était nullement une païenne ignorante du Christ et elle n’avait besoin que d’un peu d’instruction. Mais non : elle était née dans la chrétienté et elle l’avait rejetée en toute conscience. Elle pouvait citer les Ecritures aussi aisément que moi. Elle avait apparemment étudié la Bible plus profondément et avec plus d’application que la plupart des laïcs. Quand et pourquoi, je ne le lui avais jamais demandé, mais je pense que cela remontait à la période où elle avait commencé à envisager d’abandonner la foi chrétienne. Margrethe était tellement sérieuse et bonne que j’avais la certitude que jamais elle n’aurait pris une décision aussi capitale sans une étude longue et approfondie.
Le problème de Margrethe était-il à ce point urgent ? Est-ce que je disposais de trente ans ou plus pour apprendre tout de son esprit et définir quelle serait la meilleure approche ? Ou bien Armageddon était-elle si proche qu’un seul jour de retard pourrait la condamner pour l’éternité ?
Le Ragnarok païen et l’Armageddon chrétienne ont ceci en commun : la bataille finale sera précédée par de grands signes et des présages. Les événements que nous vivions étaient-ils autant de mauvais augures ? Margrethe le pensait. Pour ma part, je trouvais l’idée que ce changement de monde fût un présage d’Armageddon beaucoup plus séduisante que l’hypothèse d’une paranoïa. Etait-il vraiment possible qu’un bateau fasse naufrage et qu’un monde entier change, uniquement pour m’empêcher de comparer deux empreintes ? Sur le moment, je l’avais pensé mais… Oh, ça suffit, Alex ! Tu n’es pas aussi important que ça. (Ou bien était-ce vrai ?)
Je n’ai jamais été millénariste. J’ai parfaitement conscience que le nombre mille apparaît souvent dans la Bible, et surtout dans les prophéties, mais je n’ai jamais cru que le Tout-Puissant était tenu de travailler en millénaires ou tout autre nombre, uniquement pour faire plaisir aux numérologistes.
D’un autre côté, je sais que des milliers de gens intelligents et dévots accordent une importance énorme à la fin imminente du deuxième millénaire, que devraient suivre le jugement dernier, Armageddon et tout le reste… Ils vont chercher leurs sources dans la Bible et en trouvent la confirmation dans la grande pyramide et tout un choix d’apocryphes.
Mais ils diffèrent quant à la fin de ce millénaire. L’an 2000 ? Ou 2001 ? Ou bien la date correcte selon l’heure locale de Jérusalem ne serait-elle pas le 7 avril 2030 à 15 heures ?… S’il est vrai que les ecclésiastiques connaissent vraiment la date et l’heure précises de la crucifixion – et du tremblement de terre à l’instant de sa mort – par rapport au temps terrestre réel. A moins que ce ne soit le vendredi saint de l’année 2030, si l’on se réfère au calendrier lunaire. Pour ce que nous essayions de dater avec précision, tout cela avait son importance.
Mais si nous faisons commencer le millénaire à la naissance du Christ et non à la date de sa crucifixion, il devient immédiatement évident que ni la date naïve de 2000 A.D., ni même celle, à peine moins naïve, de 2001, ne peuvent correspondre au bimillénaire, parce que Jésus est né à Bethléem le jour de Noël de l’an 5 .
Toute personne cultivée sait cela et pourtant personne n’y pense jamais.
Comment est-il possible que l’on fasse une erreur de cinq ans sur le plus grand événement de l’histoire, la naissance de Notre-Seigneur ? Incroyable !
Pourtant, c’est facile à comprendre. C’est un moine du sixième siècle qui a fait une faute d’arithmétique. Notre calendrier actuel Anno Domini n’a existé que des siècles après la naissance du Christ. Quiconque a déjà essayé de déchiffrer sur une pierre angulaire une date gravée en chiffres romains pourra excuser l’erreur du Frère Dionysius Exiguus. Au sixième siècle, il y avait si peu de gens capables de lire que cette erreur resta inaperçue pendant plusieurs années. Et ensuite, il était trop tard pour modifier les écrits. Nous nous trouvons donc devant une situation absurde : la naissance du Christ est antérieure de cinq ans à la naissance du Christ : un irlandisme qui ne peut être résolu qu’en sachant bien qu’une date se réfère à un fait réel et l’autre à un calendrier erroné par rapport au fait.
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