Comme à l’accoutumée, nous avons marché jusqu’à la fontaine pour rendre visite à notre ami Pepe avant de rebrousser chemin pour escalader la colline. Il nous a accueillis comme de vieux copains intimes et nous avons échangé ces propos affables qui conviennent si bien à l’espagnol et que l’on ne rencontre jamais en anglais. Cette visite hebdomadaire que nous rendions à Pepe était devenue une part importante de notre vie sociale. Nous en connaissions bien plus sur lui à présent – par Amanda et non par lui – et je le respectais plus encore qu’auparavant.
Pepe n’était pas né infirme (contrairement à ce que j’avais pensé tout d’abord). Il avait autrefois été conducteur de camion. Il faisait l’itinéraire des montagnes, vers Durango et au-delà. Et puis il avait eu un accident et il s’était retrouvé cloué sous son camion pendant deux jours à attendre les secours. Lorsqu’on avait admis à Notre-Dame des Douleurs, il était donné pour mort.
Mais Pepe était plus résistant qu’il n’y paraissait. Quatre mois plus tard il sortait de l’hôpital. Quelqu’un avait fait la quête pour lui acheter sa chaise roulante, il avait reçu sa licence de mendiant et il s’était installé près de la fontaine. Il était devenu l’ami des passants, l’ami des Don , arborant un éternel sourire malgré l’atroce destin qui l’avait frappé.
Nous avons conversé un moment à propos de nos santés respectives, de la vie de tous les jours, de nos amis communs, et puis, à l’instant de nous séparer, jugeant qu’il s’était écoulé un intervalle de temps décent, j’ai tendu à Pepe un billet d’un peso.
Il me l’a rendu aussitôt.
— C’est vingt-cinq centavos, mon ami. Vous n’avez pas la monnaie ? Voulez-vous que j’en fasse ?
— Pepe, tu es notre ami, et nous voulions que tu gardes ce cadeau bien ordinaire.
— Non, non, non. Je suis prêt à prendre les dents des touristes, et même le reste si je peux, mais pour toi, mon ami, ça reste vingt-cinq centavos.
Je n’ai pas discuté. Au Mexique, ou bien un homme a sa dignité ou bien il est mort.
El Cerro de la Neveria est haut de cent mètres. Nous avons escaladé la pente très lentement. Je traînais un peu derrière car je ne voulais pas que Margrethe se fatigue. D’après certains signes, j’étais presque sûr qu’elle était enceinte. Mais elle n’avait pas jugé bon de m’en toucher mot et, bien entendu, je n’osais pas soulever la question.
Nous avons retrouvé notre endroit préféré. Nous profitions là de l’ombre d’un petit arbre mais aussi d’une vue absolument panoramique, sur trois cent soixante degrés. Vers le nord-ouest, sur le golfe de Californie, à l’ouest sur le Pacifique, avec à l’horizon des nuages, peut-être, qui couronnaient un pic à la pointe de la Baja, à trois cent cinquante kilomètres de là. Au sud-ouest, la vue portait sur notre péninsule vers la Cerro Vigia (la Colline Bellevue), avec la magnifique Playa de las Olas Altas en avant-plan. Au-delà, c’était Cerro Creston sur laquelle se dressait le phare géant, le Faro , qui commandait la pointe de la péninsule, au sud, de l’autre côté de la ville, tout près du terrain des Gardes-Côtes. A l’est et au nord, des montagnes se dressaient, nous dissimulant Durango, à moins de trois cents kilomètres. Mais aujourd’hui, l’air était limpide et nous avions l’impression que nous aurions touché les pics en tendant la main.
Au bas de la colline, Mazatlan ressemblait à une ville-jouet. Même la basilique n’était plus qu’une maquette d’architecte vue à cette distance. Pour la énième fois, je me suis demandé comment les catholiques, avec leurs congrégations vouées (généralement) à la pauvreté, étaient capables de construire d’aussi belles églises alors que les protestants avaient tant de mal à lever l’hypothèque de constructions bien plus modestes.
— Alec, regarde ! s’est exclamée Margrethe. Anibal et Roberto ont reçu leur nouvel aeroplano !
Elle pointait le doigt vers le sud.
Mais oui, c’était bien vrai : il y avait maintenant deux aeroplanos à l’embarcadère des Gardes-Côtes. L’un était la monstrueuse libellule qui nous avait repêchés, et l’autre, le nouveau, était tout différent. J’ai pensé tout d’abord qu’il avait dû rater un atterrissage car aucun flotteur n’était visible sur l’ensemble de la structure.
J’ai réalisé alors que ce nouvel appareil était littéralement un bateau volant. Le corps même de l’ aeroplano était un flotteur, ou un bateau, en tout cas une structure étanche. Et les moteurs à hélices avaient été montés sur les ailes.
Je n’étais pas certain d’approuver ces modifications radicales. Les aménagements modestes et sûrs de l’appareil à bord duquel nous avions volé étaient nettement plus à mon goût.
— Alec, nous irons les voir mardi prochain.
— D’accord.
— Tu crois qu’Anibal nous invitera à faire un tour dans son nouvel aeroplano ?
— Pas si le commandant risque de l’apprendre.
J’ai préféré ne pas lui dire que la modernité tapageuse de l’appareil ne m’incitait guère à la confiance, tant elle était pleine d’audace. J’ai ajouté :
— Mais nous irons leur dire bonjour et nous demanderons à le voir. Ça fera plaisir au lieutenant Anibal. Et à Roberto aussi. Viens, allons manger.
— Petit goinfre !
Elle a déployé une servilleta sur laquelle elle a commencé à disposer ce qu’elle avait apporté dans son panier. Chaque mardi était l’occasion, pour Margrethe, de faire alterner une excellente cuisine mexicaine avec ses recettes danoises ou internationales. Ce jour-là, elle avait décidé de confectionner ces petits canapés tant appréciés des Danois – et de tous ceux qui ont eu la chance de les découvrir. Amanda permettait à Margrethe d’utiliser librement la cuisine et la Señora Valera ne s’y était pas opposée ; elle ne venait d’ailleurs jamais dans la cuisine, maintenant, une sorte de trêve armée ayant été décidée bien avant notre venue. Amanda était une femme de caractère.
La crevette savoureuse qui avait fait la renommée de Mazatlan était omniprésente, mais ce n’était qu’une sorte de hors-d’œuvre car je me souviens qu’il y avait aussi du jambon, de la dinde, du bacon frit et de la mayonnaise, trois sortes de fromages et différents pickles, des poivrons, un poisson que je ne reconnus pas, de fines tranches de rosbif, des tomates, trois sortes de salade verte et ce que je jugeai être de l’aubergine frite. Mais Dieu merci, il n’est pas nécessaire de connaître les mets pour les apprécier. Margrethe les déposait tour à tour devant moi et je ne cherchais pas toujours à les identifier avant de les déguster avec plaisir. Une heure plus tard, j’avais du mal à étouffer mes rots.
— Margrethe, est-ce que je t’ai déjà dit que je t’aime, aujourd’hui ?
— Oui, mais pas souvent ces derniers temps.
— Eh bien, c’est fait. Et non seulement tu es adorable, agréable à regarder et très bien faite, mais tu sais merveilleusement cuisiner.
— Merci mille fois, mon bon monsieur.
— Est-ce que tu désires que l’on t’admire également pour tes performances intellectuelles ?
— Non, ce n’est pas nécessaire. Vraiment pas.
— Comme tu voudras. Mais si tu changes d’idée, fais-le-moi savoir. Allez, viens, ne t’occupe pas des restes. Je nettoierai tout ça plus tard. Allonge-toi plutôt près de moi et explique-moi pourquoi tu veux que nous vivions ensemble. Je suis sûr que ce n’est pas à cause de mes talents de cuisinier. Alors tu penses que je suis le meilleur plongeur de toute la côte ouest du Mexique ?
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