— Oui, c’est ça.
Elle a continué à débarrasser la nappe des reliefs de notre repas et, bientôt, tout a été rangé en ordre dans le panier, prêt à être restitué à Amanda.
Alors seulement elle est venue s’étendre auprès de moi, elle a glissé un bras sous mon cou, et elle m’a demandé soudain en levant la tête :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Qu’est-ce que quoi ?
C’est alors que j’ai entendu. Un grondement lointain qui devenait plus fort, comme si un train de marchandises abordait une courbe. Mais la ligne de chemin de fer la plus proche, qui allait du nord au sud, entre Chihuahua et Guadalajara, était loin, de l’autre côté de la péninsule de Mazatlan.
Le bruit se faisait de plus en plus fort. Et le sol se mit à trembler.
Margrethe se redressa.
— Alec, j’ai peur !
— Mais il ne faut pas, chérie. Je suis là.
Je l’ai attirée contre moi et je l’ai serrée entre mes bras. Pendant ce temps, le sol s’était mis à tressauter sous nous et le grondement était devenu assourdissant.
Si jamais vous avez été pris dans un tremblement de terre, même mineur, vous savez sans doute que nous nous sentions moins en danger que je ne le dis. Mais si cela ne vous est jamais arrivé, vous ne me croirez pas. Et plus j’essaierai de vous le décrire avec précision, moins vous me croirez.
Le pire, dans un tremblement de terre, c’est que vous ne pouvez vous raccrocher à rien de solide… mais le plus étonnant c’est le bruit, un vacarme infernal fait de toutes sortes d’autres vacarmes : les craquements de la roche broyée sous vos pieds, les sons déchirants des murs des immeubles qui se fissurent et s’effondrent, les cris des gens, les clameurs des blessés, de ceux qui sont perdus, désespérés, les hurlements et les plaintes des animaux pris dans un désastre qui dépasse leur entendement.
Et rien ne semble devoir prendre fin.
Cela dura pendant un temps infini. Et puis, l’onde principale du séisme nous atteignit et la ville s’écroula.
Incroyablement, le bruit devint deux fois plus fort. Je parvins à me dresser sur un coude et je regardai. Le dôme de la basilique éclata comme une bulle de savon.
— Oh, Marga ! Regarde ! Non, c’est affreux…
Elle s’assit à demi, sans rien dire, le visage de marbre. Je mis mon bras autour de ses épaules et je contemplai la péninsule, par-delà la Cerro Vigia et le phare.
Le phare s’inclinait.
Sous mes yeux, il se cassa en deux à mi-hauteur puis, lentement, solennellement, il s’abattit sur le sol.
Aux limites de la ville, j’entrevis les aeroplanos des Gardes-Côtes. Ils se balançaient frénétiquement. Le plus récent bascula sur une aile et fut happé par les vagues. Puis je ne les vis plus : un nuage venait de s’élever de la ville, un nuage de poussière fait de milliers et de milliers de tonnes de maçonnerie effondrée.
Je cherchai le restaurant et le trouvai très vite : EL RESTAURANTE PANCHO VILLA. A l’instant même où je le découvris, le mur sur lequel était fixée l’enseigne se fendilla et croula dans la rue. La poussière me masqua bientôt la vue.
— Margrethe ! Il n’est plus là ! El Pancho Villa !
Je pointai le doigt.
— Mais je ne vois rien.
— Il n’est plus là, je te dis. Détruit. Oh, loué soit le Seigneur ! Amanda et les filles n’étaient pas là aujourd’hui !
— Oui, Alec. Est-ce que ça ne va pas s’arrêter ?
Soudain, cela s’arrêta. Encore plus brutalement que cela avait commencé. Miraculeusement, la poussière avait disparu. Plus de vacarme, plus de hurlements et de cris, plus de plaintes d’animaux.
Le phare était là où il avait été auparavant.
Je regardai sur la gauche, là où s’étaient trouvés les aeroplanos . Rien. Je ne voyais même plus les piles auxquelles ils avaient été amarrés. Mon regard revint sur la ville. Elle était intacte, sereine. La basilique était là, magnifique. Je cherchai alors le restaurant.
Impossible de le trouver. A l’endroit précis où il avait été, il y avait bien un immeuble, mais la forme ne correspondait pas et les fenêtres étaient différentes.
— Marg… Qu’est devenu le restaurant ?
— Je ne sais pas. Alec, que se passe-t-il ?
— Ils ont recommencé, dis-je sur un ton amer. Les changeurs de mondes. Le tremblement de terre est terminé mais ce n’est pas la ville que nous avons connue. Elle lui ressemble mais ce n’est pas la même.
Je n’avais qu’à demi raison. Avant même que nous nous soyons décidés à redescendre la colline, le grondement était revenu. Et le vacillement du sol… Puis le bruit, les secousses violentes… et cette nouvelle ville fut détruite à son tour. Et, une fois encore, je vis le phare se craqueler et tomber en poussière. Et l’église aussi. Et d’autres nuages de poussière montèrent au-dessus des cris, des appels et des plaintes.
C’est alors que j’ai serré le poing et que je l’ai brandi vers le ciel en criant :
— Bon Dieu ! Arrêtez ! Deux fois, c’est trop !
Je n’ai pas été foudroyé.
J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent.
L’Ecclésiaste, 1:14
Je vais sauter le récit des trois jours qui suivirent car il ne se passa rien de bon. Il y avait du sang dans les rues et dans la poussière . Les survivants, c’est-à-dire ceux d’entre nous qui n’étaient ni blessé, ni prostrés par le chagrin, ou bien encore hystériques ou hébétés – peu nombreux, en vérité – fouillaient parmi les décombres pour tenter de retrouver des survivants sous les briques, les plâtras et les pierres. Mais comment soulever à mains nues des tonnes et des tonnes de rocs ?
Et que faire de plus quand, après avoir creusé, vous découvrez qu’il est trop tard, et qu’il était même trop tard avant que vous ne commenciez ? Nous avions entendu une plainte, un miaulement, comme celui d’un chaton, et nous avions creusé avec précaution, en évitant autant que possible de peser sur le sol, de provoquer des éboulements en dégageant les parpaings, de crainte de provoquer plus de mal que de bien. Et puis, nous avons découvert la source des cris : un bébé, mort depuis peu. Il avait le bassin brisé et un côté du crâne défoncé.
Heureux qui saisira et brisera tes petits contre le roc . J’ai détourné les yeux et je me suis éloigné pour vomir. Jamais plus je ne relirai le psaume 137.
Nous avons passé la nuit sur les pentes d’Icebox Hill.
Au coucher du soleil, nous avions été obligés de cesser nos efforts. Non seulement il était impossible de travailler dans l’obscurité mais le pillage avait commencé. J’avais la conviction profonde que tous les pillards étaient autant de violeurs et de meurtriers en puissance. J’étais prêt à donner ma vie pour Margrethe mais je n’avais nullement l’intention de mourir bravement pour une cause futile, dans une rixe que je pouvais aisément éviter.
Tout au début de l’après-midi suivant, l’armée mexicaine arriva. Entre-temps, nous n’avions rien accompli de vraiment utile : nous nous étions contentés de chercher au hasard dans les décombres, rien de précis, et peu importe ce que nous avons trouvé. Les soldats mirent un terme à cela également : tous les civils étaient regroupés dans le haut de la péninsule, près de la gare de chemin de fer, au bord du fleuve.
Nous avons attendu là, avec les nouvelles veuves, les maris endeuillés, les enfants orphelins, les blessés sur les brancards improvisés, les éclopés qui marchaient, sans la moindre blessure apparente, mais les yeux vides, silencieux. Margrethe et moi faisions partie des plus chanceux. Nous avions simplement faim et soif, nous étions sales, couverts de bleus de la tête aux pieds parce que nous étions restés allongés sur le sol durant les secousses du séisme. Pardon : des deux séismes.
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