Robert Heinlein - Job - une comédie de justice

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Promis à une brillante carrière militaire lorsqu’une grave maladie l’obligea à y renoncer en 1934, il est devenu un des auteurs les plus prolifiques de notre époque. Qui donc se mêle de bouleverser ainsi la vie du pasteur Alex Hergensheimer alors qu’il regagne son cher Kansas après un long voyage ? Dieu ou Satan ?
Tout commence par un épisode de très païenne magie lors d’une escale en Polynésie…
Et quand il se retrouve à bord, l’honorable pasteur découvre que tout a changé, y compris lui-même : pour ses compagnons, il est Alec Graham, homme d’affaires, et pour Margrethe, la jolie stewardess, un parfait amant ! Plus dangereux encore : il se retrouve à la tête d’un million de dollars fort mal acquis.
Quant au temps historique, là, c’est le total chamboulement. Dans quel passé… ou quel futur est-il ?
Sentant se perdre son identité et son âme, Alex s’affole, craint l’approche de quelque Armaguedon…

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Est-ce que quelqu’un avait vécu coup sur coup ces deux tremblements de terre ?

J’hésitais à répondre. Je semblais être le témoin unique de ces changements de monde. Mais non, il y avait aussi Margrethe : par deux fois elle m’avait suivi parce que je la tenais dans mes bras à cet instant précis. Y avait-il d’autres victimes autour de nous ? Etait-il possible que d’autres que moi, à bord du Konge Knut , se soient tus comme je l’avais fait ?

Comment poser la question ? Excusez-moi, amigo , mais est-ce que cette ville était là hier ?

Nous attendions depuis deux heures à la gare quand une citerne de l’armée était arrivée. On avait donné un quart d’eau à chaque sinistré. Un soldat, baïonnette au canon, maintenait l’ordre dans la queue.

Peu avant le crépuscule, la citerne revint avec un chargement de miches de pain, et Margrethe et moi nous nous sommes partagé un quart de miche. Peu après, un train est entré en gare et les militaires ont fait monter les gens pendant qu’on déchargeait du ravitaillement. Marga et moi avons eu de la chance : on nous a installés dans une voiture de voyageurs alors que la plupart des autres se retrouvaient dans des wagons de marchandises.

Le train s’est ébranlé en direction du nord, sans que l’on nous ait demandé notre destination. Mais on ne nous a pas non plus demandé de payer nos places : toute la population de Mazatlan était évacuée. Jusqu’à ce que les canalisations d’eau soient réparées, la ville était abandonnée aux morts et aux rats.

Ce fut un voyage indescriptible. Le train roulait, et nous souffrions. A Guaymas, la voie s’écarta du littoral et s’orienta droit sur le nord, à travers le désert de Sonora, puis l’Arizona. Le paysage était superbe mais nous n’étions vraiment pas en état de l’apprécier. Nous dormions autant que possible, quand nous ne faisions pas semblant. Chaque fois que le train s’arrêtait, des gens descendaient quand la police ne les obligeait pas à remonter. Quand nous sommes arrivés à Nogales, dans le Sonora, le train avait perdu une bonne moitié de ses voyageurs. Les autres semblaient vouloir rester jusqu’à Nogales, Arizona, et c’était évidemment notre cas.

C’est trois jours après le séisme que nous avons enfin atteint la porte internationale, au début de l’après-midi.

On nous a tous rassemblés dans un bâtiment de détention, juste de l’autre côté de la frontière, et un personnage en uniforme nous a fait un discours en espagnol :

Bienvenue, amigos ! Les Etats-Unis sont heureux de venir en aide à leurs voisins en ces temps d’épreuves, et le service d’immigration américain a simplifié les procédures afin que nous puissions plus vite prendre soin de vous. D’abord, nous allons vous demander à tous de passer en décontamination. Ensuite, on vous donnera des cartes vertes hors quota afin que vous puissiez prendre n’importe quel emploi dans tous les Etats-Unis. Mais des agents de la main-d’œuvre seront à votre disposition pour vous aider lorsque vous quitterez le camp. Et nous avons aussi préparé un réfectoire ! Si vous avez faim, vous pouvez y prendre votre premier repas. Vous êtes les invités de l’oncle Sam ! Bienvenue dans los Estados Unidos !

Plusieurs personnes avaient des questions à poser mais Margrethe et moi nous nous sommes dirigés sans attendre vers la porte qui accédait au service de décontamination. C’était une obligation sanitaire, certes, mais je n’aimais pas ce nom. Cela signifiait quasiment que nous étions contaminés. D’accord, nous étions crasseux et hirsutes, et j’avais une barbe de trois jours, mais contaminés !

Ma foi, peut-être l’étions-nous, après tout. Comment pouvions-nous être alors que nous avions fouillé dans les ruines pendant une journée complète et que nous en avions passé deux autres dans un wagon déjà passablement sale quand il était arrivé en gare ? Comment savoir si nous n’étions pas infestés de vermine ?

Ce ne fut pas trop désagréable. Il s’agissait avant tout de prendre une douche prolongée pendant que l’on nous exhortait en espagnol à bien frictionner les endroits pileux de notre personne avec un savon antiseptique. Entre-temps, mes vêtements passèrent dans un autoclave, je crois, où ils subirent une fumigation ou une stérilisation. Je dus attendre, complètement nu, pendant vingt minutes avant de les récupérer et ma colère n’avait cessé de croître.

Mais, lorsque je me retrouvai enfin habillé, je repris mon contrôle en réalisant que personne ne cherchait intentionnellement à m’être désagréable. Simplement, toutes les mesures mises en place à la hâte pour accueillir des réfugiés en cas de désastre ont de grandes chances de porter atteinte à la dignité humaine. (Les Mexicains semblaient considérer cela comme un affront et je les entendais marmonner autour de moi.)

Je dus attendre encore, à cause de Margrethe, cette fois.

Elle franchit bientôt la porte du côté « femmes », surprit mon regard, sourit et, tout à coup, tout redevint parfait. Comment pouvait-elle sortir d’une chambre de décontamination en ayant l’air en pleine forme et tirée à quatre épingles ?

Elle s’approcha de moi et me demanda :

— Chéri, je t’ai fait attendre ? J’en suis désolée. Il y avait une table à repasser et j’en ai profité pour donner un petit coup à ma robe parce qu’elle avait l’air lamentable en sortant de la lessive.

— Mais ça ne fait rien, ai-je menti. Tu es splendide ! (Ça, ça n’était pas un mensonge !) Est-ce que nous allons dîner ? Nous allons avoir droit à une soupe, je le crains.

— Il n’y a pas de formalités à remplir ?

— Oh, sans doute, mais je pense que nous ferions mieux d’aller manger d’abord. Nous n’avons pas besoin de carte verte, elles sont destinées aux Mexicains. Mais il va falloir nous expliquer pour nos passeports perdus.

J’avais réfléchi à ce problème et j’avais expliqué ma solution à Margrethe dans le train. J’allais expliquer ainsi ce qui nous était arrivé : nous étions des touristes. Nous résidions à l’ Hotel de las Olas Altas , sur la plage. Et nous nous trouvions justement sur la plage quand le tremblement de terre avait commencé. Notre hôtel avait été détruit et c’est comme ça que nous avions perdu nos vêtements, notre argent, nos passeports et tout le reste. Nous avions eu de la chance d’être sains et saufs. Quant aux vêtements que nous portions, ils nous avaient été donnés par la Croix-Rouge mexicaine.

Cette histoire avait deux avantages : l’ Hotel de las Olas Altas avait bel et bien été détruit et il était donc difficile de vérifier tout le reste.

Je m’aperçus que, pour accéder à la soupe, il fallait faire la queue pour les cartes vertes. Nous avons fini par atteindre le bout de la table et là, un homme nous a tendu un bulletin d’inscription en nous disant, en espagnol :

— Inscrivez votre nom d’abord, puis votre prénom. Indiquez votre adresse. Si votre domicile a été détruit par le tremblement de terre, dites-le, et donnez une autre adresse : cousin, père, prêtre, enfin quelqu’un dont la maison n’a pas été détruite.

J’ai commencé mon récit. Le fonctionnaire m’a regardé et m’a dit : Amigo , vous bloquez la queue.

— Mais je n’ai pas besoin de carte verte. Je n’en veux pas. Je suis citoyen américain. Je reviens de voyage à l’étranger et j’essaie de vous expliquer pourquoi je n’ai plus mon passeport. C’est également le cas pour ma femme.

Il a tambouriné sur la table.

— Ecoutez, votre accent me laisse à penser que vous êtes bien américain d’origine. Mais je ne peux rien faire pour votre passeport perdu, j’ai à m’occuper de trois cent cinquante réfugiés et un autre train vient d’arriver. Je ne serai pas au lit avant deux heures. Pourquoi ne pas nous faciliter les choses et accepter une carte verte ? Ça n’est pas empoisonné et ça vous permettra d’entrer. Demain, vous pourrez toujours aller vous battre avec le département fédéral à propos de votre passeport, mais pas avec moi. O.K. ?

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