Je pouvais continuer comme cela, indéfiniment, à dresser la liste de toutes les professions que je ne pouvais pas exercer et que je ne pourrais pas apprendre. C’était inutile. Tout ce que je pouvais faire, afin de subvenir à nos besoins et commencer à nous habituer à ce nouveau monde, c’était ce que j’avais déjà fait en tant que peón .
Un plongeur compétent et digne de confiance ne risque pas de mourir de faim. (Il est plus probable qu’il meure d’ennui.)
Le premier endroit où je me présentai ne sentait pas bon et la cuisine paraissait sale. Je ne m’y attardai pas. Ensuite, ce fut un hôtel appartenant à une grande chaîne. Il y avait plusieurs employés dans l’arrière-cuisine. Le patron m’examina et me dit :
— C’est un boulot pour les Chicanos. Ça ne vous plairait pas.
J’essayai de protester mais il me fit taire.
Ce fut le troisième endroit qui me convint. C’était un restaurant un peu plus important que le Pancho Villa, la cuisine y était propre et le patron pas plus bilieux que la normale.
J’eus droit à une mise en garde.
— Le salaire est très bas pour ce boulot, et il n’y aura pas d’augmentation. Vous avez droit à un repas par jour sur le compte de la maison. Si je vous surprends à piquer quoi que ce soit, même un cure-dent, vous êtes vidé. Vous travaillerez selon les horaires que je déciderai et je peux les changer quand je veux. Pour l’instant, j’aurai besoin de vous de midi à quatre heures, de six à dix, cinq jours par semaine. Vous pouvez travailler six jours si vous voulez, mais il n’y a pas d’heures supplémentaires. Je ne paie des heures supplémentaires qu’à partir de huit heures par jour, ou plus de quarante-huit par semaine.
— O.K.
— Bien. Montrez-moi votre carte de sécurité sociale.
Je lui ai tendu ma carte verte.
Il me l’a rendue immédiatement.
— Et vous comptez que je vous paie douze dollars et demi de l’heure sur la base d’une carte verte ? Vous n’êtes pas un Chicano. Vous essayez de me faire avoir des ennuis avec le gouvernement ? Où est-ce que vous avez eu cette carte ?
Je lui ai raconté la petite histoire que j’avais mijotée pour le service d’immigration.
— Nous avons tout perdu. Je ne peux même pas téléphoner pour dire à un ami de m’apporter de l’argent. Il faut que je rentre chez moi pour débloquer des fonds.
— Mais vous pourriez bénéficier de l’aide publique.
— Monsieur, je suis trop fier pour ça. (Et je ne sais pas comment prouver que je suis bien moi. Alors ne me posez plus de questions et laissez-moi laver la vaisselle en paix.)
— Heureux de vous l’entendre dire. Que vous êtes trop fier. Il faudrait plus de types comme vous dans ce pays. Allez jusqu’au bureau de la sécurité sociale. Demandez-leur de vous établir une nouvelle carte. Ils le feront, même si vous ne vous souvenez pas du numéro de celle que vous avez perdue. Ensuite, revenez me voir et mettez-vous au travail. Mmm… Je vais vous inscrire tout de suite sur la feuille de paie.
— C’est très aimable de votre part. Le bureau de la sécurité sociale, où se trouve-t-il ?
Sur ses indications, je me suis donc rendu jusqu’au building fédéral et j’ai raconté à nouveau les mêmes mensonges en brodant dans la stricte limite du nécessaire. La jeune dame très sérieuse qui délivrait les cartes a insisté pour me faire toute une conférence sur la sécurité sociale et son fonctionnement. Elle l’avait apparemment apprise par cœur. Je suis prêt à parier qu’elle n’avait jamais eu un « client » (ce fut son propre terme) aussi attentif. Tout cela, il faut le dire, était si nouveau pour moi !
Je lui ai donné le nom d’« Alec L. Graham ». Ce n’était pas l’effet d’une décision consciente. Je m’étais servi en fait de ce nom depuis des semaines et j’y répondais par réflexe. Ce qui me mettait dans une position plutôt difficile pour dire : « Excusez-moi, mademoiselle, mon nom est en fait Hergensheimer. »
J’ai commencé mon travail. Pendant la pause de quatre à six, je suis retourné à la mission. Où j’ai appris que Margrethe, elle aussi, avait trouvé un emploi.
Il était temporaire : trois semaines. Mais il tombait au bon moment. La cuisinière de la mission n’avait pas pris de vacances depuis plus d’un an et elle voulait aller à Flagstaff rendre visite à sa sœur qui venait d’avoir un bébé. Margrethe la remplaçait donc et elle avait aussi hérité sa chambre, pour un temps.
Et, pour un temps, frère et sœur Graham étaient merveilleusement bien.
J’ai encore vu sous le soleil que la course n’est point aux agiles ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux intelligents, ni la faveur aux savants, car tout dépend pour eux du temps et des circonstances.
L’Ecclésiaste, 9:11
Dites-moi, je vous prie, pourquoi il n’existe pas une école philosophique de la plonge ? Les conditions y seraient idéales pour s’abandonner aux délices de la quête de l’inscrutable. Le travail occupe tout le corps tout en n’exigeant presque rien du cerveau. Je disposais de huit heures par jour pour tenter de découvrir les réponses à certaines questions.
Quelles questions ? Toutes , en fait. Cinq mois auparavant, j’étais un professionnel prospère et respecté au sein d’une des plus réputées des professions. Dans un monde que je comprenais parfaitement, du moins le croyais-je alors. Aujourd’hui, je n’étais plus sûr de rien et je n’avais plus rien.
Faux : j’avais Margrethe. C’était une richesse qui aurait suffi à tout homme, et je ne l’aurais pas échangée contre tous les trésors de Cathay [15] La Chine, au temps de Marco Polo. ( N.d.T. )
. Mais Margrethe elle-même représentait un contrat que je ne pouvais encore remplir. Aux yeux du Seigneur, je l’avais prise pour épouse… mais je ne subvenais pas à ses besoins.
Oui, j’avais trouvé du travail, mais elle pourvoyait seule à ses besoins. Lorsque M. Cowgirl m’avait embauché, je n’avais nullement été découragé par l’annonce d’un salaire « très bas » et « sans augmentation ». Douze dollars et cinquante cents par jour, c’était, pour moi, une somme rondelette. Après tout, il y avait pas mal d’hommes à Wichita ( mon Wichita, dans un autre univers) qui élevaient leur famille avec douze dollars et demi par semaine .
Je n’avais pas pris conscience qu’avec vingt-deux dollars cinquante, ici, on ne pouvait même pas s’offrir un sandwich au thon dans le restaurant où je travaillais. Dans un restaurant bon marché, peut-être. J’aurais eu moins de mal à m’habituer à l’économie de ce monde étrange mais un peu connu de moi si la monnaie avait porté un nom moins familier, s’il s’était agi de shillings, par exemple, ou de soles, de sequins, de sesterces… N’importe quoi, mais pas des dollars. J’avais grandi avec la certitude qu’un dollar représentait une fraction appréciable de richesse. Je n’acceptais pas aisément l’idée qu’un salaire de cent dollars par jour vous plaçait au seuil de la pauvreté.
Vingt-cinq dollars de l’heure, cent par jour, cinq cents par semaine, vingt-six mille dollars par an. Le seuil de pauvreté ? Ecoutez-moi bien. Dans le monde où j’ai grandi, cela représente une fortune qui dépasse les rêves des plus avares.
S’habituer aux prix et aux salaires en dollars qui ne sont pas vraiment des dollars était l’exercice le plus simple de ce problème d’ubiquité posé par une économie aussi étrange. Le plus difficile était de savoir comment s’y prendre, comment surnager, comment gagner notre vie, pour moi et mon épouse, mais aussi pour notre enfant, si j’avais bien su deviner. Et ce, dans un monde où je n’avais pas de diplômes, pas de formation particulière, pas d’amis, pas de références, aucun dossier de quelque sorte que ce soit. Alec, mon ami, sincèrement et devant Dieu, à quoi es-tu bon ? A quoi, sinon à faire la vaisselle ?…
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