Mais ce ne fut pas ce qu’il me paya et sans la moindre duperie. Laissez-moi vous expliquer.
Je finis ma première journée de travail fatigué mais satisfait. Je veux dire que je n’avais jamais été aussi content depuis le jour du tremblement de terre, puisque le bonheur est relatif. Je m’arrêtai à la caisse. M. Cowgirl était là, occupé à ses comptes de la journée. Le grill venait de fermer. Il leva les yeux sur moi.
— Comment ça s’est passé, Alec ?
— Très bien, monsieur.
— Luke me dit que vous vous débrouillez bien.
Luke était un énorme Noir. Il était aussi chef cuisinier et c’était lui mon patron direct. En fait, il s’était contenté de me montrer où se trouvaient les choses et de s’assurer que je savais bien ce qu’on attendait de moi.
— Je suis heureux de l’entendre, ai-je dit poliment. Luke est un très bon cuisinier.
Pour mon estomac, ce lunch-breakfast qui était la prime unique de la journée était déjà de l’histoire ancienne. Luke m’avait expliqué que les employés pouvaient commander tous les plats du menu sauf les côtelettes et les steaks et qu’aujourd’hui je pouvais avoir droit à n’importe quel accompagnement si je choisissais le ragoût ou les boulettes de viande.
J’avais opté pour les boulettes parce que la cuisine sentait bon et qu’elle avait l’air propre. Les boulettes de viande vous en disent plus long sur un cuisinier que la façon dont il grille un steak. J’ai pris des légumes mais pas de ketchup.
Luke m’a donné une part généreuse de tarte aux cerises et il y a ajouté un jet de crème glacée à la vanille… ce à quoi je n’avais pas droit, puisque c’était ou l’un ou l’autre.
— Luke dit rarement du bien des Blancs, poursuivit mon patron, et jamais d’un Chicano. Tu dois donc faire l’affaire.
— Je l’espère.
Je commençais à être quelque peu agacé. Certes, nous sommes tous les enfants du Seigneur mais c’était bien la première fois dans mon existence que l’opinion d’un Noir sur mon travail avait quelque importance. Tout ce que je voulais, c’était recevoir ma paie et retourner très vite chez nous auprès de Margrethe, je veux dire à l’Armée du Salut.
M. Cowgirl croisa les mains et se tourna les pouces.
— Vous voulez être payé, n’est-ce pas ?
J’ai dominé mon irritation croissante.
— Oui, monsieur.
— Alec, pour les plongeurs, je préfère payer à la semaine.
J’ai été gagné par le désespoir et je suis certain qu’il a dû le lire sur mon visage.
— Ne vous méprenez pas. Vous êtes employé à l’heure et vous pouvez être payé après chaque journée si c’est ce que vous préférez.
— C’est ce que je préfère. J’ai besoin de cet argent.
— Laissez-moi finir. La raison pour laquelle je préfère payer les plongeurs à la semaine c’est que, trop souvent, dès que j’en embauche un et que je lui paie sa première journée, il va s’acheter un flacon de moscatel et je ne le revois plus pendant deux jours. Et lorsqu’il revient, il veut reprendre son boulot. Il m’engueule. Il dit qu’il va aller se plaindre au service du travail. Le plus drôle, c’est que je suis parfois bien obligé de le réengager, pour un jour, je veux dire, parce que le clochard que j’ai pris pour le remplacer a fait la même chose, lui aussi. Avec les Chicanos, il y a moins de risques que ça se passe comme ça parce qu’ils tiennent à faire très vite des économies pour pouvoir retourner au Mexique. Mais, le problème, c’est que je n’en ai jamais vu un qui soit capable de tenir l’arrière-cuisine comme le veut Luke… et j’ai bien plus besoin de Luke que d’un plongeur. Pour ce qui est des négros… Luke, en général, arrive toujours à me dire si oui ou non un bougnoule va pouvoir s’en tirer. Et les meilleurs sont meilleurs encore que les Blancs. Mais ils cherchent toujours à faire mieux… et si je ne leur donne pas de la promotion, s’ils ne sont pas nommés aide-cuisinier ou sommelier, ils ne tardent pas à aller voir ailleurs. Le problème est donc toujours posé. Si j’arrive à garder un plongeur correct pendant une semaine, c’est gagné pour moi. Deux semaines, c’est une victoire. Une fois, même, j’en ai gardé un pendant un mois. Mais ce n’est arrivé qu’une fois dans ma vie.
— Je vais travailler, travailler, pendant trois semaines. Maintenant, puis-je avoir mon salaire ?
— Ne me bousculez pas. Si vous acceptez d’être payé à la semaine, je vous donne un dollar de plus de l’heure. Ce qui vous en fera quarante de mieux à la fin de la semaine. Qu’est-ce que vous en dites ?
(Non, ça fait quarante-huit de plus par semaine, me dis-je. Presque trente-quatre mille dollars par an rien que pour faire la vaisselle. Fichtre !)
— Non, cela fait exactement quarante-huit dollars de plus par semaine. Pas quarante. Puisque j’ai opté pour les six jours par semaine. J’ai besoin de cet argent.
— D’accord. Alors, je vous paierai à la semaine.
— Un moment. Est-ce que nous pourrions commencer seulement demain ? J’ai besoin d’argent liquide aujourd’hui. Ma femme et moi, nous n’avons rien, mais vraiment rien. J’ai les vêtements que je porte là, c’est tout. Et c’est aussi le cas de ma femme. Moi je peux tenir avec quelques jours de plus. Mais pas ma femme.
Il haussa les épaules.
— Comme vous voulez. Mais vous n’aurez pas le dollar supplémentaire pour aujourd’hui. Et si vous êtes en retard de seulement une minute demain, je considérerai que vous avez laissé tomber le travail et je remettrai l’écriteau dans la vitrine.
— Monsieur Cowgirl, je ne suis pas un ivrogne.
— Nous verrons.
Il se replongea dans sa machine à calculer et fit quelque chose avec les touches. Je ne peux pas dire quoi car je n’ai jamais compris à quoi ça servait. C’était une machine arithmétique, d’accord, mais elle n’avait rien à voir avec un numérateur Babbage. Elle avait des touches assez semblables à celles d’une machine à écrire mais aussi une sorte de fenêtre sur le dessus, dans laquelle apparaissaient comme par magie des lettres et des chiffres.
M. Cowgirl tendit la main, la machine bourdonna et tinta, et il me tendit une carte.
— Nous y voilà.
Je pris la carte, la regardai et, une fois encore, je fus gagné par le désespoir.
C’était un carton d’environ dix centimètres sur vingt, avec plein de petits trous, et une inscription qui disait qu’il s’agissait d’un effet à vue sur la Nogales Commercial and Savings Bank par lequel le Ron’s Grill engageait à payer à Alec L. Graham la somme de… Non, pas de cent dollars.
Exactement cinquante et un dollars et vingt-sept cents.
— Quelque chose ne va pas ? me demanda Cowgirl.
— Euh… j’avais compté sur vingt-cinq par jour.
— Et c’est bien ce que je vous règle. Huit jours au salaire minimum. Vous faites les déductions vous-même. Ce n’est pas moi qui fais les calculs. Ceci est une IBM 1990 avec un logiciel IBM Paymaster Plus … Et IBM est prêt à payer mille dollars au premier employé qui prouvera que ce modèle et ce logiciel ont raté un chèque de salaire. Regardez un peu ça. Le salaire brut : cent dollars. O.K. ? Et toutes les déductions. Vous les additionnez et vous faites ensuite la soustraction. Vérifiez votre chèque. Si vous avez quelque chose à dire, c’est à IBM qu’il faut vous adresser, pas à moi. Et ce n’est pas moi qui ai voté ces lois. Je les aime encore moins que vous. Est-ce que vous savez que presque tous les plongeurs qui se présentent ici voudraient que je les paie de la main à la main en oubliant les retenues ? Et vous savez quelle est l’amende prévue si je suis pris une seule fois à ce petit jeu ? Et ce qui se passerait si je recommençais ? Non, ne me regardez pas comme ça. Allez vous plaindre au gouvernement.
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