La veille, je vivais dans le luxe. Aujourd’hui, je n’avais plus un sou ; j’étais même endetté. Mais il me restait mon cerveau, ma santé, mes deux mains, mes deux pieds… et Margrethe. Mon fardeau était bien mince et je pouvais le porter avec joie. Merci, Pepe !
La porte du consulat était surmontée d’un petit drapeau américain avec l’aigle de bronze. Je tirai sur le cordon de la sonnette.
Après un délai d’attente considérable, le battant s’entrouvrit avec un craquement et une voix de femme nous dit de prendre le large. (Je n’avais pas eu besoin de traduire : le ton était suffisamment éloquent.) La porte commençait déjà à se refermer quand le sergent Robert émit un sifflement sonore et appela. La porte s’entrebâilla à nouveau et un dialogue put s’établir.
— Il dit à la femme de dire à Don Ambrosio que deux citoyens américains veulent le voir d’urgence, m’expliqua Margrethe, parce qu’ils doivent comparaître à quatre heures cet après-midi devant la cour.
Nous avons encore attendu un bon moment. Vingt minutes plus tard environ, la femme nous a laissé entrer et nous a fait pénétrer dans un bureau particulièrement sombre. Le consul est arrivé peu après, m’a regardé droit dans les yeux et m’a demandé de quel droit j’osais interrompre sa siesta .
Puis il a découvert Margrethe et s’est incliné devant elle.
— Comment puis-je vous être agréable ? Entre-temps, ferez-vous honneur à mon humble demeure en acceptant un verre de vin ? Ou bien une tasse de café ?
Pieds nus, avec sa robe criarde, Margrethe était une lady. Moi, je n’étais que racaille. Et ne me demandez pas pourquoi c’était comme ça. Si l’effet était accusé avec les hommes, il n’en existait pas moins aussi avec les femmes, voyez-vous. Essayez seulement de rationaliser ce problème et vous vous retrouvez avec des termes comme « noble », « royal », « classe », « bonnes manières », « sens aristocratique », etc., tous concepts qui sont autant d’anathèmes à l’encontre de l’idéal démocratique américain. Quant à savoir si cela constitue un élément de preuve vis-à-vis de Margrethe ou de l’idéal démocratique américain, je laisse cette étude aux universitaires plus doués que moi.
Don Ambrosio était un zéro vaniteux mais, néanmoins, sa présence était agréable car il parlait américain. Je veux dire : américain, pas anglais. Il était natif de Brownsville, au Texas. J’eus immédiatement la certitude que ses parents avaient eu de la paille dans leurs bottes. Ses dons pour la politique lui avaient valu ce poste pépère au milieu de ses camarades chicanos et il passait son temps à expliquer aux malheureux gringos égarés au pays de Montezuma pourquoi personne ne pouvait leur donner ce dont ils avaient si désespérément besoin.
Ce qu’il finit par nous expliquer.
Je laissai Margrethe conduire les pourparlers car il était évident qu’elle réussissait mieux que moi. Elle nous appelait « M. et Mme Graham » ; nous nous étions mis d’accord sur ce point en chemin. Au moment du sauvetage, elle avait dit « Graham Hergensheimer » et m’avait expliqué après que cela me laissait le choix : je pouvais opter pour « Hergensheimer » en invoquant une petite défaillance de mémoire de mon interlocuteur qui avait dû mal comprendre « Hergensheimer Graham ». Non ? Alors, j’avais mal épelé. Navré.
Je décidai d’en rester à « Graham Hergensheimer » et utilisai « Graham » pour simplifier. Pour Margrethe, j’avais toujours été « Graham » et j’avais employé ce nom pour moi durant deux semaines. Avant de quitter le consulat, j’avais raconté une bonne dizaine d’autres mensonges pour essayer de rendre notre histoire crédible. Et comme je ne voulais pas encore compliquer les choses plus que nécessaire, nous étions devenus « M. et Mme Alec Graham ». C’était plus facile.
(Petite note théologique : la plupart des gens semblent croire que les dix commandements proscrivent le mensonge. Il n’en est rien ! L’interdit frappe le faux témoignage que l’on apporte contre son voisin : un mensonge très particulier, limité et très méprisable. Mais il n’existe aucune règle biblique interdisant la non-vérité pure et simple. De nombreux théologiens sont d’accord pour dire qu’aucune organisation sociale humaine ne pourrait résister à la tension d’une honnêteté absolue. Si vous pensez que leurs soupçons sont sans fondement, essayez donc de dire à vos amis la vérité sans fard à propos de ce que vous pensez de leur progéniture : si toutefois vous en avez l’audace et le courage.)
Après de multiples répétitions (le Konge Knut ayant rétréci jusqu’à devenir notre cabin-cruiser personnel), Don Ambrosio me déclara :
— C’est inutile, monsieur Graham. Je ne peux même pas vous délivrer de document temporaire afin de remplacer votre passeport perdu car vous ne m’avez pas offert la moindre preuve que vous soyez citoyen américain.
— Don Ambrosio, je suis étonné. Je sais que Mme Graham a un léger accent, et nous vous avons expliqué qu’elle est née au Danemark. Mais croyez-vous vraiment que quelqu’un qui ne soit pas natif des champs de maïs puisse avoir mon accent ?
Il réagit par un haussement d’épaules parfaitement latin.
— Je ne suis pas expert en accent du Middle West. Si je me fie à mon oreille, vous avez pu apprendre votre langue avec un accent britannique et faire ensuite du théâtre : tout le monde sait qu’un acteur digne de ce nom peut prendre n’importe quel accent pour son rôle. La République populaire d’Angleterre, tous ces temps, ferait n’importe quoi pour infiltrer ses taupes aux Etats-Unis. Il se pourrait très bien que vous veniez de Lincoln, Angleterre, et non du Nebraska.
— Vous pensez vraiment ce que vous dites ?
— La question n’est pas ce que je pense. La vérité, c’est que je ne signerai jamais un document attestant que vous êtes citoyen américain alors que j’en ignore tout. Je suis désolé. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?
(Comment pouvait-il me proposer de faire « autre chose » alors qu’il n’avait pas bougé le petit doigt ?)
— Vous pourriez peut-être nous donner un conseil.
— C’est possible. Mais je ne suis pas un homme de loi.
Je lui présentai alors notre facture.
— Est-ce que ceci est correct et les frais sont-ils justifiés ?
Il parcourut la liste du regard.
— Ces frais sont certainement légitimes, au regard de nos lois réciproques. Justifiés ? Ne m’avez-vous pas dit qu’ils vous avaient sauvé la vie ?
— Indiscutablement. Oh, il y a quand même une chance pour qu’un bateau de pêche ait fini par nous repérer si les Gardes-Côtes ne nous avaient pas retrouvés. Mais ils nous ont trouvés et nous ont sauvés, oui.
— Et votre vie, vos deux vies vaudraient moins de huit mille pesos ? J’estime la mienne à beaucoup plus, je puis vous l’assurer.
— Ce n’est pas ça, monsieur. Nous n’avons pas d’argent, pas un cent. Tout a disparu avec le bateau.
— Envoyez quelqu’un en chercher. Le consulat peut faire le nécessaire. Je suis prêt à aller jusque-là.
— Merci. Cela prendra du temps. En attendant, comment nous soustraire à eux ? Le juge nous a dit qu’il voulait la somme en liquide et immédiatement.
— Oh, ce n’est pas aussi grave que ça. Il est vrai qu’ils n’autorisent pas la banqueroute comme chez nous, et ils ont un système très archaïque de prison pour dettes. Mais ils ne l’appliquent pas, ce n’est qu’une menace. La cour cherchera plutôt à vous procurer un emploi afin de régler votre dette. Don Clemente est un juge très humain. Il vous ménagera.
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