Une main se tendait vers Margrethe. Elle réussit à se hisser et fut soulevée jusqu’à l’aile de cerf-volant. Puis elle disparut. Je me retournai pour escalader – et je lévitai soudain jusqu’à l’aile. D’ordinaire, je ne lévite pas, mais cette fois j’avais été vigoureusement stimulé par un aileron blanc sale vraiment trop grand pour appartenir à un poisson honnête et qui fendait l’eau en direction de mon pied droit, très précisément.
Je me retrouvai près de la petite cabine où les deux hommes étaient installés pour diriger leur étrange appareil. Le deuxième homme (celui qui n’était pas sorti jusqu’alors pour nous aider) passa sa tête hors de la vitre et me sourit, tendit la main derrière lui et ouvrit une petite porte. Je rampai à l’intérieur. Margrethe était déjà là.
Dans l’espace habitable il y avait quatre sièges, deux sur le devant, là où les conducteurs étaient assis, et deux à l’arrière, où nous nous trouvions.
Le conducteur qui se trouvait de mon côté regarda autour de nous, dit quelque chose puis continua – cela ne m’échappa nullement ! – à regarder Margrethe. Bien sûr, elle était nue, mais ce n’était pas sa faute, et ce n’était pas digne d’un gentleman de la regarder avec une telle insistance.
Il dit, m’expliqua Margrethe, que nous devons attacher nos ceintures. Oui, je crois bien que c’est ça.
Elle saisit une boucle. L’autre extrémité de la ceinture était fixée au châssis de l’habitacle.
Je m’aperçus que j’étais assis sur une ceinture tout à fait semblable dont la boucle était en train de creuser un trou dans mon dos brûlé par le soleil. Je n’en avais pas eu conscience jusqu’à présent, trop de choses requérant mon attention. (Pourquoi ne regardait-il pas ailleurs ? Je n’allais pas tarder à lui dire ce que je pensais. A cette minute, il m’importait peu qu’il eût sauvé nos deux vies : j’étais tout simplement furieux qu’il profite de la situation au détriment d’une jeune femme sans défense.)
Je me suis concentré sur cette satanée ceinture. L’homme s’était mis à parler à son camarade qui lui répondait avec volubilité. Margrethe interrompit leur discussion.
— Qu’est-ce qu’ils disent ? demandai-je.
— Ce pauvre homme voudrait me donner sa chemise. Je refuse… mais pas assez pour que ce soit pris comme un vrai refus. C’est très galant de leur part, chéri. Je n’en fais pas une affaire, bien sûr, mais je me sens mieux en présence d’étrangers si j’ai quelque chose sur le dos. (Elle écouta la discussion et ajouta :) Ils se disputent pour savoir qui aura ce privilège.
Je ne fis pas de commentaire. Mais je m’excusai auprès d’eux en silence. Même le pape à Rome, je pense, a bien dû se permettre comme ça un petit coup d’œil, de temps en temps.
Apparemment, l’homme de droite avait gagné. Il pivota dans son siège – il ne pouvait pas se lever –, ôta sa chemise et la tendit à Margrethe.
— Señorita, por favor.
Il ajouta quelques autres remarques, mais cela dépassait largement ma compréhension.
Margrethe, quant à elle, répliqua avec grâce et dignité et continua de bavarder avec lui tout en enfilant la chemise. Elle lui allait largement et la dissimulait en tout cas. Elle se tourna à nouveau vers moi.
— Chéri, le commandant est le teniente Anibal Sanz Garcia et son adjoint est le sargento Roberto Dominguez Jones. Ils appartiennent tous deux au Corps des Gardes-Côtes du Royaume du Mexique. Le lieutenant et le sergent voulaient chacun m’offrir leur chemise, mais c’est le sergent qui a gagné au jeu du doigt-devinette.
— C’est très généreux de sa part. Demande-leur s’il y a à bord un quelconque vêtement que je pourrais porter.
— Je vais essayer. (Elle prononça quelques phrases et je perçus mon nom. Puis elle revint à l’anglais :) Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mon époux, le Señor Alexandre Graham Hergensheimer.
Elle revint à l’espagnol et les deux hommes lui répondirent très vite. Elle me traduisit :
— Le lieutenant est vraiment désolé, il n’a rien à te proposer. Mais il me jure sur sa mère qu’ils trouveront quelque chose dès que nous aurons rejoint le quartier général des Gardes-Côtes à Mazatlan. Ils nous demandent de boucler nos ceintures parce que nous n’allons pas tarder à nous envoler. Alec, j’ai très peur !
— Mais non. Prends ma main.
Le sergent Dominguez se retourna une fois encore en nous présentant une gourde.
— Agua ?
— Oh, grands dieux, oui ! s’exclama Margrethe. Si, si, si !
Jamais je n’avais bu une eau aussi délicieuse.
Le lieutenant promena les yeux autour de lui une dernière fois quand il eut récupéré la gourde puis, avec un grand sourire et un signe du pouce vieux comme le Colisée, il fit quelque chose et les moteurs de la machine s’emballèrent. Ils avaient jusque-là tourné au ralenti mais, soudain, ils faisaient un boucan atroce. Le vent, depuis le matin, avait fraîchi. Des boucles d’écume blanche apparaissaient maintenant à la crête des vagues. Les moteurs accélérèrent encore pour prendre un régime d’une violence inimaginable et tout se mit à trembler tandis que la machine rebondissait sur l’eau. Nous touchions une vague sur dix avec une force ahurissante et j’ignore comment nous n’avons pas été fracassés.
Soudain, nous nous sommes retrouvés à cinq mètres au-dessus de l’eau et l’effet de toboggan a cessé. Mais les vibrations et le bruit étaient toujours là. Nous sommes montés selon un angle très aigu avant de retomber presque aussitôt et j’ai été sur le point de renvoyer ce verre d’eau fraîche qui m’avait fait tellement plaisir. L’océan était droit devant nous, comme un mur bien solide. Le lieutenant a tourné la tête pour nous crier quelque chose.
J’ai voulu lui dire de ne pas quitter la route des yeux, mais je m’en suis abstenu.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il dit de regarder ce qu’il nous montre. El tiburon bianco grande : le grand requin blanc qui a failli nous avoir.
(J’aurais pu me passer de la traduction.) Mais oui, juste au milieu de ce mur d’eau il y avait une forme fantomatique grise, avec un aileron qui fendait la surface. A l’instant où j’eus la certitude que nous allions heurter de plein fouet l’océan, le mur parut basculer et s’éloigner de nous ; mes fesses se sont incrustées dans le siège, mes oreilles se sont mises à gronder et il m’a fallu une deuxième fois faire appel à ma volonté de fer pour ne pas asperger notre sauveteur.
La machine s’est stabilisée et, brusquement, tout est devenu presque confortable, excepté le vacarme et les vibrations qui continuaient.
Les aéronefs que j’avais connus étaient tellement plus agréables.
Au-delà du littoral, les collines accidentées que nous avions si difficilement distinguées depuis notre radeau étaient clairement visibles du haut des airs, de même que le rivage : une série de plages magnifiques et une ville vers laquelle nous nous dirigions. Le sergent leva la tête, pointa un doigt vers la ville et prononça quelques mots.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Le sergent Roberto dit que nous serons arrivés juste à temps pour le déjeuner. Il a dit almuerzo mais pour nous, remarque bien, c’est le breakfast ou desayuno .
Mon estomac décida soudain de rester encore un peu avec moi.
— Peu m’importe le nom qu’il lui donne. Explique-lui en tout cas qu’il est inutile de faire cuire le cheval : je le mangerai cru.
Margrethe traduisit et les deux hommes éclatèrent de rire. Puis le lieutenant entreprit de faire décrire une large boucle à la machine avant de la poser sur l’eau, non sans cesser de regarder par-dessus son épaule pour s’adresser à Margrethe, laquelle ne perdait pas son sourire tout en me labourant la paume de la main avec ses ongles.
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