— Oui ?…
— Nous n’allons pas mourir… et je sais aussi pourquoi le bateau a été coulé.
— Pourquoi, Alec ?
— Pour m’empêcher de vérifier cette empreinte.
Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli.
Evangile selon Saint Matthieu, 25:35
— Ou, pour être plus exact, l’iceberg était là et la collision s’est produite pour m’empêcher de comparer mon empreinte de pouce à celle qui figure sur le permis de conduire de Graham. Le bateau n’a peut-être pas coulé, ce n’était pas vraiment nécessaire au plan.
Margrethe n’a pas pipé mot et j’ai ajouté très doucement :
— Allez, chérie, dis-je. Délivre-toi. Je ne me fâcherai pas. Je suis dingue. Paranoïaque.
— Alec, je n’ai pas dit ça. Je ne le pense pas.
— Non, tu ne l’as pas dit. Mais, cette fois, mon aberration ne saurait s’expliquer par une perte de mémoire. Si nous avons vu la même chose, toi et moi, bien sûr. Qu’as-tu vu exactement ?
— J’ai vu quelque chose d’étrange dans le ciel. Et je l’ai entendu aussi. Tu m’as dit que c’était une machine volante.
— Eh bien, je pense que c’est comme ça qu’on devrait l’appeler… mais on peut aussi dire, euh… appelons ça « biglodouille ». Quelque chose de nouveau, de bizarre. Et comment était ce biglodouille ? Tu peux me le décrire ?
— C’était quelque chose qui se déplaçait dans le ciel. Il est arrivé de là, il est passé juste au-dessus de nous, et il a disparu par là. (Elle désignait ce qui, selon moi, était le nord.) Cela avait la forme d’une croix, d’un crucifix. Et il y avait des renflements sous la potence. Quatre, je crois bien. Sur le devant, il y avait des yeux. Comme ceux d’une baleine. Et des nageoires à l’arrière. Oui, c’était comme une baleine avec des ailes. Alec… Une baleine qui vole dans le ciel !
— Tu penses que c’était vivant ?
— Eh bien… je ne sais pas. Non, je ne crois pas. Je ne sais que penser.
— Moi, je ne crois pas que c’était vivant. Je suppose plutôt qu’il s’agissait d’une machine. Une machine volante, oui. Un bateau, en quelque sorte, avec des ailes. Mais, quoi qu’il en soit – baleine volante ou machine – est-ce que tu as déjà vu une chose pareille ?
— Alec, c’était tellement bizarre que j’ai du mal à croire que je l’ai vraiment vue…
— Je comprends. Mais c’est toi qui l’as aperçue la première et qui me l’as montrée. Ce n’est pas moi qui t’ai influencée afin que tu croies l’avoir vue.
— Tu serais incapable de ça.
— Oui, c’est vrai. Mais je suis content que tu l’aies vue la première, ma belle. Car cela signifie qu’elle existe bel et bien, que ce n’est pas un produit de mon imagination fiévreuse. Cette chose ne vient pas du monde que tu connais… et je puis t’assurer qu’il ne s’agit pas non plus d’un de ces aéronefs dont je t’ai parlé. Ça ne vient donc pas non plus du monde où j’ai grandi. Donc, nous nous trouvons maintenant dans un troisième monde.
J’ai soupiré. La première fois, il a fallu un paquebot de vingt et un mille tonnes pour me prouver que j’avais changé de monde. Cette fois, il m’a fallu un simple coup d’œil sur cette chose qui n’aurait pas pu exister dans le monde que j’ai connu pour comprendre que ça recommençait. Ils ont échangé les mondes quand j’ai perdu conscience… oui, je pense que c’est à ce moment-là que ça s’est passé. Et je crois qu’ils ont fait cela pour m’empêcher de pouvoir vérifier cette empreinte. Paranoïa. L’illusion que le monde entier conspire contre vous, d’accord, mais ce n’est pas une illusion.
Je surveillais son regard :
— Eh bien ?…
— Alec… est-il possible que nous ayons l’un et l’autre imaginé cela ? C’est peut-être du délire ? Nous avons tous les deux vécu des moments difficiles et tu t’es cogné la tête. Moi aussi, j’ai pu recevoir un coup lorsque l’iceberg a heurté le bateau.
— Margrethe, nous n’aurions pas vécu en même temps l’un et l’autre le même délire. Si tu te réveilles et que tu découvres que je ne suis plus là, alors tu auras peut-être ta réponse. Mais je suis toujours là. Et puis, il faudrait que tu m’expliques la présence d’un iceberg aussi loin dans le sud. La paranoïa est l’explication la plus simple. Mais cette conspiration est dirigée contre moi. Tu as eu la malchance de t’y retrouver mêlée. J’en suis désolé. (Je n’étais pas vraiment désolé. Il ne fait pas bon se trouver seul sur un radeau perdu au milieu de l’océan. Mais, avec Margrethe, c’était un vrai paradis.)
— Je continue de penser que de partager le même rêve… Alec ! Le revoilà !
Elle pointait le doigt vers le ciel.
D’abord, je n’ai rien vu de net puis, oui : une petite tache qui prenait rapidement la forme d’une croix, une forme que j’identifiais comme étant celle d’une machine volante. Je la regardai grandir.
— Margrethe, ça a dû faire demi-tour. Ou peut-être qu’on nous a vus. Ils nous ont vus. Ou il nous a vus. N’importe quoi.
— Peut-être.
Comme cela approchait, j’ai calculé que la chose passerait sur notre droite et non au-dessus de nous. Margrethe a crié soudain :
— Ce n’est pas la même !
— Et ce n’est pas non plus une baleine volante à moins que les baleines n’aient des rayures rouges sur le flanc dans les parages.
— En effet ce n’est pas une baleine. Je veux dire : ce n’est pas vivant. Alec, tu avais raison : c’est bien une machine. Chéri, crois-tu qu’il y ait des gens à l’intérieur ? J’ai peur.
— Je pense que tu aurais plus peur encore s’il n’y avait personne, sais-tu. (Il me revenait en mémoire une histoire fantastique traduite de l’allemand à propos d’un monde peuplé uniquement de machines automatiques. Rien d’agréable.) En fait, c’est une bonne nouvelle. Nous savons maintenant que la première fois ce n’était ni un rêve ni une illusion. Ce qui confirme le fait que nous nous trouvons bien dans un autre monde. Donc, nous allons être secourus.
— Je ne suis pas très bien ton raisonnement, dit-elle d’un ton hésitant.
— C’est parce que tu essaies encore d’éviter de me juger comme un paranoïaque. Je t’en remercie, chérie, mais c’est l’hypothèse la plus simple. Si le plaisantin qui tire les ficelles avait vraiment voulu ma mort, le meilleur instant aurait été celui de la rencontre avec l’iceberg. Ou plus tôt, dans la fosse ardente. Mais il ne veut pas me tuer, du moins pas encore. Il joue au chat et à la souris avec moi. Donc, je vais être sauvé. Et toi avec moi, parce que nous sommes ensemble. Et tu étais avec moi quand l’iceberg a heurté le bateau : une chance. Ne résiste pas, chérie. J’ai pu m’y habituer durant ces quelques jours et je me suis aperçu que c’est très bien du moment que l’on se détend. La paranoïa est la seule façon rationnelle d’aborder un monde de conspiration.
— Mais Alec, le monde ne devrait pas être comme tu le dis !
— Il n’est pas question de ce qu’il « doit » être, mon amour. L’essence de la philosophie est d’accepter l’univers tel qu’il est plutôt que d’essayer de le forcer à prendre une forme préconçue. (Et j’ajoutai :) Ouf ! Surtout ne roule pas ! Tu ne voudrais pas servir de casse-croûte à un requin alors que nous savons que nous allons être secourus !
Dans l’heure qui suivit, il ne se passa rien – sinon que nous aperçûmes deux énormes marlins. Les nuages se dispersèrent et je commençai à attendre avec impatience les secours. Je m’étais convaincu qu’ils me devaient bien ça ! Et voilà que je risquais une brûlure au troisième degré. Margrethe supporterait sans doute mieux que moi les coups de soleil. Elle était blonde mais sa peau était adorablement dorée. Pour ma part, j’avais un ventre blanc de grenouille et seuls mon visage et mes mains étaient bronzés. Une journée complète au soleil des tropiques et on n’aurait plus qu’à m’hospitaliser d’urgence. Ou pis encore. A l’horizon d’est se dessinait une ligne grise et irrégulière. Probablement des montagnes. Ou c’était du moins ce que je croyais, quoiqu’il n’y ait pas grand-chose à voir quand votre point de vue ne dépasse pas vingt centimètres au-dessus de l’eau. Mais s’il s’agissait réellement de montagnes ou même de collines, alors le littoral n’était qu’à quelques kilomètres. Les bateaux du port de Mazatlan devraient nous apparaître d’un instant à l’autre… si Mazatlan existait encore dans ce monde-ci. Si…
Читать дальше