— Entraîne-toi sur ces lettres pendant ton temps libre », lui ai-je conseillé en lui donnant une page vierge pour ses exercices d’écriture, ainsi qu’un crayon de réserve que j’avais dérobé la semaine précédente dans la tente de l’intendant (j’aimais en effet disposer d’une provision de crayons : ils étaient périssables et souvent difficiles à se procurer). « Tu peux écrire CAB, lui ai-je dit et montré, ou cab, cela veut dire la même chose, mais il faut que tu t’entraînes aux deux.
— Je le ferai », a-t-il promis, avant d’ajouter après un instant de réflexion : « Mais c’est trop généreux, Adam Hazzard. Je devrais te payer pour tout ce travail. »
Cela me suffisait qu’il eût perdu l’habitude de me décocher des coups de poing et je ne souhaitais par conséquent pas d’autre paiement, mais pour réduire la gêne, j’ai dit : « Il y a sûrement beaucoup de choses que tu sais et pas moi. Un jour, tu pourras m’en apprendre une ou deux. »
L’idée lui a fait froncer les sourcils, reprendre son fusil et en terminer l’assemblage. Puis, tandis qu’il reposait le dernier chiffon graisseux, il s’est animé : « Je dois pouvoir t’apprendre à faire un bel Assommoir.
— C’est sans doute un bon exemple, puisque j’ignore en quoi ça consiste.
— Oh, bon » (il s’enthousiasmait pour son sujet), « j’imagine que n’importe qui peut en faire un rudimentaire… t’en as sans doute fait un toi-même, mais vous lui donnez peut-être pas ce nom-là en Athabaska. Un Assommoir, Adam, tu sais : pour taper sur la tête de quelqu’un.
— Peut-être que si tu me le décrivais…
— Mets un caillou au fond d’une chaussette et t’en as un. Tu le fais tourner et tu l’abats sur le crâne de ton ennemi : bang ! »
J’ai été surpris par la violence de son exclamation. « Tu as besoin de t’en servir… si souvent que ça ?
— J’en avais besoin, dans la vallée. Comme la plupart des garçons, si on voulait gagner de l’argent sans travailler à l’abattoir, en le prenant aux ivrognes, par exemple, ou pour se battre entre nous. Sauf qu’un caillou dans une chaussette, ça fait juste un mauvais Assommoir, le plus mauvais qui existe. »
Lymon Pugh s’est alors lancé dans un exposé sur la manière d’en fabriquer un de qualité supérieure dont le propriétaire pourrait légitimement tirer fierté. On commence, m’a-t-il expliqué, par ouvrir un œuf de poule, « mais pas de la manière habituelle : il faut le fendre tout doucement par le bout étroit, faire un petit trou, puis vider les parties molles et laisser sécher la coquille. Ensuite on fait fondre du plomb, par exemple un vieux bougeoir, une poignée de balles ou un truc comme ça. On enterre la coquille dans du sable jusqu’au trou et on verse le plomb fondu dedans. On laisse passer la nuit, on déterre la coquille, et en l’enlevant on obtient un beau lingot de plomb lisse en forme d’œuf. Alors on fait une élingue pour ça, une vieille chaussette ne convient pas à un homme respectable, on se sert de cuir pressé ou de chanvre solide, on le noue avec une lanière de cuir et on coud dessus une perle ou un bouton en cuivre si on se sent une âme d’artiste. Le tout tient vraiment bien dans la poche, c’est pas encombrant… mais un Assommoir comme ça fendra une tête comme un œuf.
— Ce qui boucle la boucle, ai-je dit un peu épouvanté.
— De quoi ?
— Oublie. C’est un beau savoir, Lymon, je t’en remercie et me considère intégralement payé, même si je n’ai pas l’usage d’un Assommoir pour le moment.
— Pas de problème, a-t-il répondu tout sourire. J’ai personne à qui écrire non plus, à part peut-être l’épicier, ni de livres à lire. Mais on sait jamais à quel moment on peut avoir besoin d’un alphabet.
— Ou d’un Assommoir », ai-je dit alors que retentissait la sonnerie de l’ordinaire.
Il ne faut pas supposer que notre ajustement à la vie militaire a été facile. Il y a eu de nombreuses nuits dans le camp sur la plaine où je me suis endormi les larmes tremblotant aux coins des yeux en repensant à ce qui semblait une existence insouciante à Williams Ford. Si j’avais été méprisé par les autres garçons, ou traité avec rudesse dans les écuries, ou mordu de temps en temps par une poulinière, ces souvenirs s’estompaient, si bien que l’intégralité de ma précédente existence m’apparaissait comme un été de détente sur les berges de la rivière Pine, durant lequel les écureuils tombaient des arbres comme des fruits tropicaux et je ne cessais de somnoler dans une clairière tachetée de soleil, un livre ouvert sur la poitrine, à rêver de guerres plus agréables que celle-là.
Mes pensées se dirigeaient aussi vers le beau sexe, dont je ne croisais plus guère de représentantes, et je me demandais si j’aurais un jour une nouvelle occasion de contempler un visage souriant ou d’examiner de près une paire d’yeux féminins. Le besoin viril n’était pas endormi en moi et je craignais de devenir aussi désespéré et solitaire que certains de mes camarades soldats, qui dissipaient leurs désirs dans d’obscènes et indicibles activités. Un exemplaire d’Actes condamnés par le Lévitique circulait à la dérobée et j’avoue y avoir jeté un ou deux coups d’œil, par curiosité.
Mais de manière générale, on nous tenait trop occupés pour nous laisser le temps de nous apitoyer sur notre sort. Pour nombre de ces hommes, l’armée améliorait notablement leurs conditions de vie antérieures en leur fournissant des repas réguliers et une paie, modeste mais garantie.
Notre première solde nous a été versée peu avant la date prévue pour notre départ dans l’est, où nous aurions l’occasion de dépenser un peu nos deniers, surtout en cas de stationnement à proximité de Montréal ou de Québec… comme le bruit courait. C’était en tout cas une nouveauté d’avoir de l’argent liquide dans les mains. Beaucoup de soldats ont aussitôt cousu billets et pièces dans des poches secrètes de leurs nécessaires, quand ils ne les ont pas cachés dans leurs vêtements ou des ceintures improvisées serrées sur la taille. Mais comme l’argent était une première pour moi – je n’avais vu à Williams Ford que des reçus de bail et des pièces anciennes –, je suis aussitôt retourné le manipuler et l’examiner dans la tente dortoir, où Sam et Julian m’ont rejoint.
« On part demain matin, m’a lancé Sam en entrant, pour le meilleur ou pour le pire. On va célébrer Pâques à Montréal, j’imagine. Puis, ce sera le combat… l’épreuve de vérité. Qu’est-ce que tu regardes avec autant d’attention, Adam Hazzard ?
— Ces pièces. »
La plus grande me plaisait particulièrement, celle de un dollar. Moins délicatement ouvragée que la monnaie des Profanes de l’Ancien Temps, elle était malgré tout joliment pressée et estampée. Elle contenait une quantité mesurable de véritable argent, avait des bords filés, des pieds de vigne gravés autour du visage, les mots In God We Trust en lettres si ornées qu’ils en devenaient presque illisibles, et au milieu le portrait en relief d’un homme à la mine sévère, aux petits yeux et au nez pointu. D’autres silhouettes décoraient les pièces de moindre valeur faciale, dont certaines que j’ai reconnues grâce à des illustrations vues dans l’ Histoire officielle de l’Union, comme les patriotes historiques Washington, Hamilton et Otis. Je n’avais toutefois jamais vu le visage sur le dollar et Julian s’est mis à rire quand je le lui ai montré. « Voilà que la vanité de ce vieux scélérat a trouvé un autre moyen d’expression ! C’est mon oncle, Adam… Deklan Comstock, ou une représentation flatteuse de Deklan.
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