Roumata ne répondait pas. Mouga lui tendit un gilet orange à rubans rouges, qu’il endossa avec dégoût.
« Oui, dit-il enfin, un jour, je te raconterai tout, mon petit.
— Je t’attendrai », dit-elle, sérieuse. « Maintenant pars et ne fais pas attention à moi. »
Roumata s’approcha d’elle, l’embrassa sur la bouche de ses lèvres tuméfiées, retira de son bras un bracelet de fer et le lui tendit.
« Mets-le à la main gauche. Aujourd’hui, personne ne doit venir, mais si on vient, montre ça. »
Elle le regarda partir et il savait qu’elle pensait : Tu es peut-être un démon, ou le fils de Dieu, ou un homme venu des légendaires pays d’outre-mer, mais si tu ne reviens pas, je mourrai. Mais elle se taisait et il lui en était infiniment reconnaissant, car il était affreusement difficile de partir : comme si, debout sur le bord d’une plage ensoleillée, il avait dû plonger dans un lac puant.
C’est en passant derrière les maisons que Roumata gagnait la chancellerie de l’évêque d’Arkanar. Il traversait furtivement les cours étroites des immeubles, s’emmêlait dans du linge mis à sécher, se glissait à quatre pattes entre les carrés de pommes de terre. Passant par les brèches des clôtures, il laissait à des clous rouillés des lambeaux de ses somptueux rubans et de ses précieuses dentelles. Il ne parvint cependant pas à échapper à l’œil vigilant de l’armée noire. Débouchant dans une ruelle étroite et tortueuse qui conduisait à une décharge, il tomba sur deux moines renfrognés et légèrement éméchés.
Il essaya de les éviter. Les moines tirèrent l’épée et lui barrèrent le passage. Roumata se préparait à faire de même, mais ils sifflèrent dans leurs doigts pour appeler du renfort. Alors que Roumata reculait jusqu’à l’étroit passage d’où il venait de sortir, un petit homme agile, au visage anodin, apparut soudainement. Après avoir bousculé le noble, il courut en direction des moines et leur dit quelque chose. Aussitôt ceux-ci relevèrent leurs chausses sur de longues jambes gainées de violet, partirent au trot et disparurent derrière les maisons. Le petit homme, sans se retourner, trottina à leur suite.
Je comprends, se dit Roumata. Un espion garde du corps. Et qui ne se dissimule guère d’ailleurs. Il pense à tout, l’évêque d’Arkanar ! A-t-il peur de moi, ou pour moi ? Voilà qui m’intéresse. Suivant du regard l’espion, il se dirigea vers la voie qui donnait sur l’arrière de l’ancien ministère de la Sûreté de la couronne. Il fallait espérer qu’il n’y aurait pas de patrouille.
La rue était déserte. Mais des volets grinçaient doucement, des portes claquaient, un bébé pleurait, on entendait des chuchotements craintifs. Un visage maigre, épuisé, noir de suie, émergea prudemment d’une vieille palissade. Des yeux creux, apeurés, se fixèrent sur Roumata.
« Je vous demande pardon, noble seigneur, je vous demande bien pardon. Sa seigneurie ne pourrait-elle me dire ce qui se passe en ville ? Je suis le forgeron Kikous, surnommé le Boiteux. Je dois aller à la forge et j’ai peur …
— N’y va pas, lui conseilla Roumata. Les moines ne plaisantent pas. Il n’y a plus de roi. C’est don Reba, l’évêque du Saint-Ordre, qui commande. Tu ferais mieux de rester tranquille. »
À chaque mot, le forgeron hochait la tête, ses yeux se remplissaient de tristesse et de désespoir.
« L’Ordre, alors … murmurait-il. Ah ! malédiction !.. Je vous demande pardon, noble seigneur. L’Ordre, vous dites … C’est les Gris ou quoi ?
— Mais non, dit Roumata qui l’examinait avec curiosité. Les Gris sont hors de combat. Ce sont des moines.
— Ça alors ! dit le forgeron. Les Gris aussi … Mâtin ! Quel Ordre ! Les Gris sont battus, ça, c’est bien. Mais pour nous autres, seigneur, qu’est-ce que vous pensez ? On s’y fera à leur Ordre ?
— Pourquoi pas ? L’Ordre aussi a besoin de manger et de boire. Vous vous y ferez. »
Le forgeron avait repris courage.
« Moi aussi je pense qu’on se débrouillera. Je crois que le principal, c’est de n’embêter personne et alors, personne ne vous embête, hein ? »
Roumata secoua la tête.
« Non. C’est ceux qui ne font rien qui se font tuer.
— Ça, c’est vrai, soupira le forgeron. Mais que voulez-vous que je fasse, tout seul, avec huit morveux accrochés à ma blouse ? Ah ! Si seulement on avait tué mon patron ! Il était officier chez les Gris. Qu’en pensez-vous, noble seigneur, ils l’ont peut-être tué ? Je lui devais cinq pièces d’or.
— Je ne sais pas. C’est possible. Mais tu sais, forgeron, voilà à quoi tu devrais penser : tu es tout seul, eh bien, des tout seuls comme toi, il y en a peut-être dix mille dans la ville.
— Oui, et alors ?
— Eh bien, pensez-y ! » dit Roumata avec colère, et il poursuivit sa route.
Diable ! Il est incapable d’y penser. C’est encore trop tôt pour lui. Et pourtant, quoi de plus simple ? Dix mille forgerons en colère seraient capables d’en réduire plus d’un en bouillie. Mais c’est la colère qui leur manque, seule la peur est là. Chacun pour soi et Dieu pour tous.
Les buissons de sureau au bout de la rue remuèrent, et don Taméo en sortit en rampant. Apercevant Roumata il poussa un cri de joie, se mit debout, et, titubant, s’avança à sa rencontre en tendant des bras maculés de terre.
« Mon noble seigneur, s’écria-t-il, comme je suis content ! Je vois que vous allez aussi à la chancellerie ?
— Bien entendu, mon noble seigneur, répondit Roumata en esquivant adroitement ses embrassements.
— Me permettrez-vous de me joindre à vous, mon gentilhomme ?
— Ce sera un honneur pour moi, mon gentilhomme. »
Ils se firent de grandes salutations. Don Taméo, la chose était claire, avait en vain essayé de cesser de boire depuis la veille au soir. Il sortit de ses vastes culottes jaunes un flacon finement ouvragé.
« En voulez-vous, noble seigneur ? proposa-t-il courtoisement.
— Grand merci.
— Du rhum ! Du vrai rhum de la métropole. Je l’ai payé une pièce d’or. »
Ils arrivèrent au dépotoir, et, se bouchant le nez, avancèrent au milieu de tas d’ordures, de cadavres de chiens et de flaques nauséabondes où grouillaient des asticots. Dans l’air matinal, des myriades de mouches vertes vrombissaient.
« C’est bizarre, dit don Taméo en rebouchant sa bouteille, je n’étais jamais venu ici. »
Roumata se tut.
« Don Reba m’a toujours rempli d’admiration, dit don Taméo. J’ai toujours été persuadé qu’il finirait par renverser ce monarque insignifiant, qu’il nous tracerait des voies nouvelles, nous ouvrirait des perspectives éblouissantes. » À ces mots, il mit le pied, avec force éclaboussures, dans une mare verdâtre, et pour ne pas tomber, s’accrocha à Roumata. « Oui reprit-il, quand ils eurent rejoint la terre ferme. « Nous, les jeunes gentilshommes, serons toujours avec don Reba ! Elle est venue enfin la clémence tant attendue ! Pensez donc, don Reba, voilà une heure que je marche dans les rues et potagers sans avoir entrevu un seul Gris. Nous avons balayé la souillure grise de la surface de la terre. Comme il est doux de respirer librement dans Arkanar régénéré ! Au lieu de grossiers boutiquiers, de faquins, de marauds impudents, des serviteurs du Seigneur emplissent les rues. Quelques personnes de qualité se promènent déjà ouvertement devant leurs portes, je l’ai vu moi-même. Elles n’ont plus à craindre qu’un malappris les éclabousse avec sa charrette de fumier. Plus besoin de se frayer un chemin parmi d’anciens bouchers et merciers. Sous la bénédiction du grand Saint-Ordre, pour lequel j’ai toujours nourri le plus grand respect, et, je ne m’en cacherai pas, une chaude tendresse, nous parviendrons à une prospérité inouïe ; pas un vilain n’osera lever les yeux sur un noble, sans une autorisation signée de l’inspecteur de l’Ordre. J’ai sur moi un mémoire à ce sujet.
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