— Quelle horrible puanteur, déclara Roumata avec vigueur.
— Oui, affreuse, approuva don Taméo en fermant sa bouteille. Mais en revanche, comme on respire librement dans Arkanar régénéré. Et le prix du vin a diminué de moitié … »
Vers la fin du trajet don Taméo avait fini sa bouteille, il la jeta en l’air et s’échauffa. Il tomba deux fois, et la seconde, refusa de se nettoyer en déclarant qu’il avait beaucoup péché, qu’il était sale de nature et désirait se montrer tel qu’il était. Il ne cessait de citer à tue-tête des extraits de son rapport. « Ça, c’est fortement dit ! Prenez par exemple ce passage, nobles seigneurs : “Pour que les malodorants vilains …” Hein ? Quelle pensée ! » Quand ils atteignirent l’arrière-cour de la chancellerie, il s’effondra sur le premier moine rencontré et, inondé de larmes, le pria de lui pardonner ses péchés. Le moine, à demi étouffé, se débattait énergiquement, essayant de siffler pour appeler à l’aide, mais don Taméo se suspendit à ses chausses et ils chutèrent tous les deux sur un tas d’ordures. Roumata les laissa ; il entendit longtemps encore de plaintifs sifflements et les exclamations de don Taméo : « Pour que les malodorants vilains ! Bénédiction !.. De tout cœur !.. J’éprouvais de la tendresse, comprends-tu, de la tendresse, espèce de cul-terreux ? »
Un détachement de moines fantassins, armés de gourdins d’un aspect terrifiant, avait pris position sur la place, à l’ombre de la Tour Luronne, devant l’entrée. On avait enlevé les morts. Le vent du matin soulevait des tourbillons de poussière jaune. Sous le large toit conique de la Tour, des corneilles criaient et se disputaient : des corps étaient suspendus la tête en bas aux poutres en ressaut. La Tour avait été bâtie deux cents ans auparavant, par un aïeul du défunt roi, exclusivement pour des nécessités militaires. Les fondations, très solides, comportaient trois niveaux où étaient jadis conservées des réserves de nourriture en cas de siège. Puis la Tour était devenue une prison. Un tremblement de terre avait démoli toutes les couvertures à l’intérieur, et la prison avait été transférée au sous-sol. À une certaine époque, une des reines d’Arkanar s’était plainte à son seigneur et maître que les hurlements des suppliciés l’empêchaient de se distraire. Son auguste époux avait décidé qu’un orchestre militaire jouerait dans la Tour du matin au soir. C’était de cette époque que datait le nom actuel de la bâtisse. Elle n’était plus depuis longtemps qu’une carcasse de pierre vide, les chambres d’instruction se trouvaient dans les niveaux inférieurs des fondations et il y avait beau temps que plus aucun orchestre militaire ne jouait, mais les gens continuaient à l’appeler la Tour Luronne.
Habituellement, il n’y avait personne aux abords de l’édifice, mais à cette heure l’animation était grande. On y menait, on y traînait les Troupes d’Assaut dans leurs uniformes gris déchirés, des vagabonds en guenilles, des filles hurlantes, les gueux au regard farouche de l’armée de la nuit. On sortait de passages secrets des cadavres, tirés par des crochets, chargés sur des tombereaux et emportés hors de la ville. Un grand nombre de nobles et de bourgeois aisés qui faisaient la queue aux portes de la chancellerie regardaient avec effroi et gêne cette sinistre agitation.
On laissait entrer tout le monde, certains même étaient conduits sous escorte. Roumata se faufila à l’intérieur. L’air y était aussi irrespirable qu’au dépotoir. Un employé au visage jaunâtre et dont l’oreille en feuille de chou s’ornait d’une plume d’oie était assis à une grande table, encombrée de papiers. Le noble don Kehou, dont c’était le tour de parler et qui arborait d’arrogantes moustaches, déclinait son identité.
« Enlevez votre chapeau », fit l’employé d’une voix incolore, sans lever les yeux de ses papiers.
« La famille des Kehou possède le privilège de pouvoir rester la tête couverte devant le roi lui-même ! proclama fièrement Kehou.
— Personne ne possède de privilèges pour le Saint-Ordre », répliqua l’employé de la même voix incolore.
Don Kehou s’empourpra, grommela, mais ôta son couvre-chef. L’employé promenait un long ongle jaune sur sa liste de noms.
« Don Kehou … don Kehou … marmonnait-il, don Kehou … 12, rue Royale ?
— Oui, répondit don Kehou d’une voix épaisse et irritée.
— Numéro quatre cent quatre-vingt-cinq, frère Tibak. »
Le frère Tibak, assis à une table voisine, gros, cramoisi de chaleur, chercha dans ses papiers, épongea la sueur de son crâne chauve, se leva et lut d’une voix monocorde :
« Numéro quatre cent quatre-vingt-cinq, don Kehou, 12, rue Royale, pour avoir dénigré le nom de Sa Sainteté l’évêque d’Arkanar, don Reba, il y a deux ans, à un bal de la Cour, trois douzaines de coups de verges sur la partie charnue et découverte de son individu avec baisement de la chaussure de Sa Sainteté. »
Le frère Tibak se rassit.
« Passez par ce corridor, dit l’employé à la voix incolore. Les verges à droite, la chaussure à gauche. Au suivant … »
Au grand étonnement de Roumata, don Kehou ne protesta pas. Il avait dû entendre bien d’autres choses en attendant son tour. Il émit un grognement, retroussa dignement ses moustaches et se dirigea vers le couloir. Le suivant, qui était le gigantesque don Pifa, tremblotant de graisse, avait déjà ôté son chapeau.
« Don Pifa … Don Pifa … grommela l’employé en traînant son doigt sur la liste. 2, rue des Laitiers ? »
Don Pifa fit entendre un bruit de gorge.
« Numéro cinq cent quatre, frère Tibak. »
Le frère s’essuya et se leva.
« Numéro cinq cent quatre, don Pifa, 2, rue des Laitiers, n’est coupable de rien devant Sa Sainteté, en conséquence, pur.
— Don Pifa, dit l’employé, recevez le signe de la purification. Il se pencha, sortit d’un coffre, qui se trouvait près de lui, un bracelet de fer qu’il tendit au noble don Pifa. Le porter à la main droite et le présenter à la première injonction des soldats de l’Ordre. Au suivant … »
Don Pifa émit un bruit de gorge, et s’éloigna en regardant le bracelet. L’employé épelait déjà un autre nom. Roumata regarda la file d’attente. Il y avait là beaucoup de figures de connaissance. Certains étaient habillés aussi richement que d’habitude, d’autres étaient pauvrement mis, mais tous étaient couverts de boue et de saletés. Au milieu de la file d’attente, don Sera, pour la troisième fois en cinq minutes, proclamait très haut, de façon à être entendu de toute l’assistance : « Je ne vois pas pourquoi même une personne de qualité ne recevrait pas une paire de coups de verges de la part de Sa Sainteté ! »
Roumata attendit que son prédécesseur fût expédié dans le couloir (c’était un poissonnier bien connu qui avait eu droit à cinq coups de verges, sans baisement, pour une tournure d’esprit peu enthousiaste) puis il se mit devant la table, et sans façon, posa la main sur les papiers de l’employé.
« Je vous demande pardon, dit-il, il me faut un mandat de mise en liberté pour le docteur Boudakh. Je suis don Roumata. »
Le fonctionnaire ne leva pas la tête.
« Don Roumata … don Roumata … » Repoussant la main du jeune homme, il suivit de l’ongle sa liste.
« Que fais-tu, vieil encrier ? Il me faut une mise en liberté !
— Don Roumata … don Roumata … » Il était impossible d’arrêter ce robot. « 8, rue des Chaudronniers. Numéro seize, frère Tibak. »
Roumata sentit que, derrière lui, tous retenaient leur souffle. Lui-même, à vrai dire, n’était pas très à l’aise. Suant et cramoisi, le frère Tibak se leva.
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