« Numéro seize, don Roumata, 8, rue des Chaudronniers. Pour services spéciaux rendus à l’Ordre, a mérité la reconnaissance particulière de Sa Sainteté et reçoit le mandat de libération du docteur Boudakh, duquel il disposera à son gré. Voir feuille 6-17-11. »
L’employé trouva immédiatement la feuille sous ses listes et la tendit à Roumata.
« La porte jaune, premier étage, porte six, tout droit, à droite et à gauche. Au suivant … »
Roumata regarda le papier. Ce n’était pas une mise en liberté mais l’autorisation d’obtenir un laissez-passer pour le cinquième service de la chancellerie, où il devrait retirer une entrée au secrétariat des Affaires secrètes.
« Que m’as-tu donné, âne bâté ? Où est le mandat ?
— La porte jaune, premier étage, porte six, tout droit dans le couloir, à droite et à gauche.
— Je te demande où est le mandat ? gronda Roumata.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, au suivant … »
À hauteur de son oreille, Roumata entendit un halètement. Quelque chose de mou et de chaud lui pressa le dos. Il s’écarta, don Pifa se poussa devant la table.
— Ça ne rentre pas », dit-il plaintivement.
L’employé lui jeta un regard vague.
« Le nom ? Le titre ?
— Ça ne rentre pas, répéta don Pifa en tirant sur son bracelet enfilé à grand-peine sur trois doigts boudinés.
— Ça ne rentre pas … » fit le fonctionnaire. Il tira à lui un gros livre d’aspect sinistre, à la couverture noire et graisseuse. Don Pifa le regarda, ahuri, puis il recula précipitamment, et sans dire un mot, se hâta vers la sortie. Dans la file, des voix s’élevèrent : « Dépêchez-vous ! Vite ! » Roumata s’écarta. « La voilà la fondrière, se disait-il. Vous allez voir !.. » Le fonctionnaire scandait : « Si le signe de purification ne peut prendre place sur le poignet gauche du purifié, ou si le purifié n’a pas de poignet à proprement parler … » Roumata fit le tour de la table, plongea les deux mains dans le coffre aux bracelets, en prit autant qu’il put et partit.
« Hé ! Hé ! l’appela l’employé sans beaucoup d’émotion. L’autorisation !
— Au nom du Seigneur », dit Roumata d’un ton significatif en regardant par-dessus son épaule. L’employé et le frère Tibak se levèrent comme un seul homme et répondirent, pas très à l’unisson : « En Son nom. » La queue regardait Roumata avec envie et admiration.
Au sortir de la chancellerie, Roumata se dirigea lentement vers la Tour Luronne en faisant cliqueter les bracelets de sa main gauche. Il en avait pris neuf, mais n’avait pu en mettre que cinq au bras gauche, le restant était au bras droit. « Il voulait m’avoir à l’usure, l’évêque d’Arkanar, ça ne marchera pas. » Les bracelets tintaient à chaque mouvement. Roumata tenait, bien en vue, un imposant papier, la feuille 6-17-11, décorée de sceaux multicolores. Les moines, à pied ou à cheval, s’écartaient à la hâte devant lui. L’espion garde du corps surgissait çà et là dans la foule, à distance respectueuse. Roumata, repoussant sans pitié les gêneurs, s’engagea sous la voûte d’entrée, interpella d’un ton sans réplique le planton prêt à lui barrer le passage, et, sans pénétrer dans la cour, s’enfonça dans la pénombre en descendant l’escalier aux marches glissantes et délabrées, éclairé de loin en loin par des torches fumantes. Ici commençait le saint des saints de l’ancien ministère de la Sûreté de la couronne : la prison royale et les chambres d’instruction.
Les corridors voûtés étaient éclairés tous les dix pas par des torches nauséabondes, fichées dans des supports de fer rouillé. Sous chaque torche, dans un renfoncement, qui ressemblait à une grotte, se détachait en noir une petite porte au guichet grillagé. C’étaient les entrées des locaux de la prison, fermées de l’extérieur par de lourds verrous. Les couloirs étaient très animés, on se bousculait, on courait, on criait, on ordonnait. Des verrous grinçaient, des portes claquaient. Quelqu’un qu’on battait hurlait, un homme résistait désespérément pour ne pas être emmené, un autre était poussé dans une cellule déjà pleine à craquer, un prisonnier qu’on essayait de sortir s’accrochait à ses voisins et criait : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! » Les visages des moines qu’il croisait étaient soucieux jusqu’à en être cruels. Chacun se hâtait, chacun était occupé à d’importantes affaires. Roumata, qui essayait de s’orienter, suivait des corridors sans se presser et descendait de plus en plus bas. Les étages inférieurs étaient plus calmes. À en juger par leurs conversations, les élèves de l’École Patriotique y passaient leur examen de sortie. De vigoureux garçons, torse nu, en tablier de cuir, formaient des groupes aux portes des chambres de torture. Ils feuilletaient des manuels graisseux et de temps en temps venaient se désaltérer à un grand bac où était attaché un gobelet. Des chambres parvenaient des cris affreux, des bruits de coups, l’odeur de brûlé était pénétrante, et les conversations, les conversations !..
« Le brise-os a une vis en haut, tu sais, et elle s’est cassée. Est-ce que c’est ma faute ? Il m’a fichu à la porte. Espèce d’âne, qu’il m’a dit, va te faire administrer cinq coups sur le charnu et reviens …
— Il faudrait savoir qui fouette, c’est peut-être des étudiants. On pourrait s’entendre, on ferait une collecte, cinq sous par tête de pipe, et on les filerait …
— Quand il y a beaucoup de graisse, pas la peine de rougir la dent, de toute façon, elle refroidit. Il vaut mieux prendre les fers et détacher un peu de lard …
— Les brodequins du Seigneur, c’est pour les pieds, ils sont larges avec des lames aussi, mais les mitaines de la grande martyre, c’est avec des vis, c’est spécial pour les mains, tu comprends ?
— Quelle rigolade, les gars ! J’entre en passant, et qui je vois ? Fika le Roux, le boucher de notre rue. Il me tirait les oreilles, quand il avait trop bu. Tu vas voir, je me suis dit, je vais me payer une pinte de bon sang …
— Pekora la Lèvre a été arrêté par les moines ce matin, et il n’est toujours pas revenu, et on ne l’a pas vu aux examens.
— J’aurais dû me servir du moulin à viande, mais par bêtise, je l’ai travaillé au levier et je lui ai cassé une côte. Le père Kin m’a tiré les cheveux, et vlan, un coup de botte dans le coccyx. Je vous le dis les gars, j’en ai vu trente-six chandelles, j’ai encore mal. Pourquoi me gâches-tu le matériel, qu’il m’a dit. »
Regardez, regardez, mes amis, pensait Roumata en tournant lentement la tête de droite à gauche. Ce n’est pas de la théorie. Cela personne ne l’a encore vu. Regardez, écoutez, filmez … et appréciez, aimez, le diable m’emporte, votre époque, inclinez-vous devant ceux qui sont passés par là ! Regardez ces faces, jeunes, obtuses, indifférentes, habituées à toutes les cruautés, et ne faites pas les dégoûtés, vos aïeux ne valaient guère mieux …
Il attirait l’attention. Une dizaine de paires d’yeux experts le fixaient.
« Regardez, un noble … Il est tout pâle.
— Hé ! c’est qu’ils n’ont pas l’habitude les nobles, c’est bien connu …
— Il faut donner de l’eau dans ces cas-là, mais la chaîne est courte, il n’y arrivera pas …
— Bah ! ça lui passera …
— Il m’en faudrait un comme ça … Ceux-là, ils répondent toujours quand on leur demande quelque chose …
— Hé ! plus bas, les gars, il va nous tomber dessus … Vous avez vu tous ces bracelets … Et le papier.
— Il nous zieute … Partons, les gars, fuyons la tentation. »
Ils s’éloignèrent et se tapirent dans des coins d’ombre, où luisaient leurs yeux d’araignées. Bon, ça me suffit, pensa Roumata. Il allait attraper par ses chausses un moine qui passait en courant, quand il en aperçut trois, occupés sur place. Ils tapaient à coups de bâton sur un bourreau, coupable de négligence vraisemblablement. Roumata s’approcha d’eux.
Читать дальше