« Au nom du Seigneur », dit-il doucement en remuant ses bracelets.
Les moines lâchèrent leurs gourdins et le regardèrent.
« En Son nom, dit le plus costaud.
— Allons, mes pères, conduisez-moi au surveillant de couloir. »
Les moines se regardèrent. Le bourreau se réfugia prestement derrière le bac.
« Et que lui veux-tu ? » demanda le costaud.
Roumata, sans rien dire, leva le papier à hauteur de ses yeux, puis laissa retomber son bras.
« Ah ! dit le moine. Aujourd’hui, c’est moi le surveillant.
— Parfait. » Roumata roula son papier. « Je suis don Roumata, Sa Sainteté m’a fait don du docteur Boudakh. Va me le chercher. »
L’autre glissa sa main sous son capuchon et se gratta bruyamment.
« Boudakh ? s’interrogea-t-il pensivement. Quel Boudakh ? Ça serait pas le corrupteur, des fois ?
— Non … dit un autre. Le corrupteur c’est Roudakh. On l’a libéré cette nuit. Le père Kin lui-même lui a enlevé ses fers et l’a fait sortir. Et moi …
— Sottises, sottises », fit Roumata avec impatience, en agitant son papier. « Boudakh. L’empoisonneur du roi.
— Ah ! fit le surveillant. Mais il est certainement sur le pal, à cette heure … Frère Pakka, va voir au douze. C’est toi qui le feras sortir ? demanda-t-il à Roumata.
— Bien sûr. Il est à moi.
— Alors donne-moi le papier. C’est pour le dossier. » Roumata le lui donna. Le surveillant le tourna et le retourna, examina les cachets, puis dit, admiratif :
« Y en a qui écrivent bien ! Toi, le don, reste là, attends un moment, nous avons à faire ici … Où est-il passé l’autre ? »
Les moines regardaient de tous côtés en cherchant le bourreau coupable. Roumata s’éloigna. Le bourreau fut retrouvé derrière le bac, allongé par terre et méthodiquement battu, sans cruauté superflue. Au bout de cinq minutes, le frère revint, traînant au bout d’une corde un vieillard maigre, aux cheveux tout blancs et vêtu de noir.
« Le voilà, ton Boudakh ! » cria de loin le moine, tout réjoui. « Et pas du tout empalé, il est vivant, le Boudakh, et en bonne santé ! Un peu faiblard, c’est vrai, il n’a pas dû manger depuis longtemps … »
Roumata alla à leur rencontre, arracha la corde des mains du moine et libéra du nœud coulant le cou du vieillard.
« Vous êtes Boudakh d’Iroukan ?
— Oui, dit le vieil homme en le regardant par en dessous.
— Je suis Roumata, suivez-moi et ne restez pas en arrière. » Roumata se tourna vers les moines. « Au nom du Seigneur », dit-il.
Le surveillant se redressa, laissa son bâton et répondit un peu essoufflé : « En Son nom. » Roumata regarda le vieillard qui s’appuyait au mur et tenait à peine debout.
« Je me sens mal, dit-il avec un sourire douloureux. Excusez-moi, noble seigneur. »
Roumata le prit par le bras et le conduisit. Quand les moines furent hors de vue, il s’arrêta, sortit d’un flacon un comprimé de sporamine qu’il tendit à Boudakh. Celui-ci le regardait, étonné.
« Avalez ça, vous vous sentirez tout de suite mieux. »
Boudakh, s’appuyant toujours au mur, prit le cachet, le regarda, le renifla, arqua ses sourcils épais, puis le mit précautionneusement sur sa langue pour le goûter.
« Avalez, avalez », dit Roumata en souriant.
Boudakh obéit.
« Mmm … Je croyais tout savoir sur les remèdes. Il se tut, attentif à ce qu’il ressentait. M-m-m-m … ! C’est curieux ! De la rate séchée du sanglier Y ? Pourtant non, cela n’a pas le goût de pourri.
— Partons », dit Roumata.
Ils suivirent le corridor, gravirent un escalier, passèrent un autre couloir, gravirent un autre escalier, et là, Roumata resta cloué sur place. Un rugissement familier retentissait sous les voûtes de la prison. Quelque part dans les entrailles de la Tour, le cher baron Pampa hurlait à pleins poumons, en déversant de monstrueuses malédictions sur Dieu, les saints, l’enfer, le Saint-Ordre, don Reba et bien d’autres choses encore. « Il s’est tout de même fait prendre, pensa avec remords Roumata. Je l’avais complètement oublié. Lui n’aurait pas fait ça … » Il ôta deux de ses bracelets, les mit aux maigres poignets du docteur et lui dit :
« Allez en haut, mais ne sortez pas de l’enceinte. Attendez-moi quelque part à l’écart. Si on vous ennuie, montrez vos bracelets et soyez insolent. »
Le baron Pampa rugissait comme un navire atomique dans le brouillard polaire. Un écho grondant roulait sous les voûtes. Les gens dans les couloirs s’arrêtaient et écoutaient pieusement, la bouche ouverte. Beaucoup conjuraient le mauvais sort en remuant le pouce. Roumata redescendit quatre à quatre les deux escaliers, culbutant des moines au passage. Il se fraya un chemin à travers la foule des élèves et ouvrit d’un coup de pied la porte d’une cellule qui fléchissait sous les rugissements. À la lumière mouvante des torches, il aperçut l’ami Pampa ; le magnifique baron était suspendu à un mur, les bras en croix, la tête en bas, nu. Son visage noircissait sous le sang qui affluait. Assis à une table bancale, le dos rond, le greffier se bouchait les oreilles, tandis que le bourreau, luisant de sueur, et qui rappelait vaguement un dentiste, choisissait des instruments cliquetants dans une cuvette métallique.
Roumata referma soigneusement la porte, s’approcha du bourreau et le frappa sur la nuque avec la poignée de son épée. Celui-ci se retourna, se prit la tête et s’assit dans la cuvette. Roumata tira son épée et d’un seul coup fendit la table chargée de papiers, où était assis le fonctionnaire. Tout se passait bien. Le bourreau, assis dans la cuvette, hoquetait faiblement, le fonctionnaire avait très lestement gagné à quatre pattes un coin où se cacher. Roumata s’approcha de Pampa qui le regardait à l’envers avec une joyeuse curiosité, saisit les chaînes qui tenaient les jambes du baron et, en deux secousses, les détacha du mur. Puis il posa soigneusement les jambes par terre. Le baron, soudain muet, resta un instant dans cette étrange pose, puis faisant un violent effort, libéra ses mains.
« Puis-je en croire mes yeux ? tonna-t-il en roulant des yeux injectés de sang. C’est vous, mon noble ami ? Enfin je vous trouve !
— Oui, c’est moi. Allons-nous-en, mon ami, ce n’est pas un endroit pour vous.
— De la bière ! Il y avait de la bière quelque part par là. Il arpentait la pièce en traînant des tronçons de chaînes et sans cesser de tonitruer. J’ai passé la moitié de la nuit à courir dans la ville ! Sacrebleu, on m’avait dit que vous étiez arrêté et j’ai tué une foule de gens ! J’étais persuadé que je vous trouverais dans cette prison. Ah ! La voilà ! »
Il s’approcha du bourreau et le souleva comme une plume en même temps que sa cuvette, sous laquelle il y avait un tonnelet. Le baron le défonça d’un coup de poing, s’en saisit et l’inclina au-dessus de sa bouche. Un flot de bière disparut dans son gosier. Il est magnifique, pensa Roumata avec tendresse. Un taureau ! Un taureau sans cervelle, voilà pour qui je le prenais. Mais il m’a cherché, il voulait me sauver, il est allé à la prison, lui-même … Sur cette maudite planète aussi il y a des hommes … Mais quelle chance tout de même !
Le baron vida le tonnelet et le lança dans le coin où tremblait bruyamment le gratte-papier. Il en sortit un couinement.
« Bon, dit le baron en s’essuyant la barbe du revers de la main. Maintenant je suis prêt à vous suivre. Ça ne fait rien si je suis nu ? »
Roumata s’approcha du bourreau et le sortit de son tablier au moyen d’une bonne secousse.
« Prenez ça en attendant.
— Vous avez raison, dit Pampa en nouant le tablier autour de ses hanches. Il serait gênant d’arriver nu chez la baronne … »
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