— Ils sont vingt mille ! » cria don Reba en montrant la fenêtre.
Roumata fit la grimace.
« Un peu plus doucement, s’il vous plaît. Rappelez-vous, Reba, je sais parfaitement que vous n’êtes pas un évêque. Je lis en vous comme dans un livre. Vous n’êtes qu’un sale traître, un petit intrigant maladroit … »
Don Reba se passa la langue sur les lèvres, ses yeux devinrent vitreux.
Roumata continua :
« Je suis implacable. Vous paierez de votre tête toute vilenie que vous pourriez commettre à mon égard ou à l’égard de mes amis. Je vous hais ! Je suis prêt à vous supporter, mais il vous faudra apprendre à vous ôter à temps de mon chemin. Vous m’avez compris ? »
Don Reba dit rapidement, avec un sourire quémandeur :
« Je ne veux qu’une chose. Je veux que vous soyez là, don Roumata. Je ne peux pas vous tuer. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas.
— Craignez, dit Roumata.
— C’est ce que je fais. Vous êtes peut-être le Démon. Ou le fils de Dieu. Vous êtes peut-être un homme, venu des grands pays d’outre-mer : on dit qu’ils existent … Je n’essaie même pas de jeter un coup d’œil dans l’abîme qui vous a vomi. La tête me tourne et je sens que je tombe dans l’hérésie. Mais moi aussi, je peux vous tuer à tout instant. Maintenant. Demain. Hier. Cela, vous le comprenez ?
— Cela ne m’intéresse pas.
— Mais alors qu’est-ce qui vous intéresse ?
— Rien ne m’intéresse. Je m’amuse. Je ne suis ni Dieu ni le Démon. Je suis le chevalier Roumata d’Essor, un joyeux gentilhomme, accablé de caprices et de préjugés, habitué à la liberté dans tous les domaines. Vous vous rappellerez ? »
Don Reba s’était calmé. Il s’essuya de son mouchoir et esquissa un aimable sourire.
« J’apprécie votre obstination. Finalement, vous avez vous aussi un idéal, et je le respecte, même si je ne le comprends pas. Je suis très heureux que nous ayons eu une explication. Un jour, peut-être, vous m’exposerez votre point de vue, et il n’est pas du tout exclu que vous m’obligiez à revoir les miens. Les hommes sont enclins à l’erreur. Il est possible que je me trompe et que le but que je poursuis ne mérite pas autant de zèle et de dévouement de ma part. J’ai les idées larges et je peux parfaitement concevoir l’idée de travailler un jour avec vous, côte à côte …
— On verra », dit Roumata en se dirigeant vers la porte. Quelle limace, pensa-t-il. Vous parlez d’un allié ! Côte à côte !..
La ville était la proie d’une terreur insoutenable. Un soleil matinal rougeâtre jetait un éclat morne dans les rues désertes, sur des ruines fumantes, des volets arrachés, des portes cassées. Dans la poussière, les éclats de verre se paraient de reflets sanglants. Des hordes de corneilles s’étaient abattues sur la ville comme en plein champ. Sur les places et aux carrefours, de petits groupes d’hommes à cheval avaient pris position. Ces cavaliers, vêtus de noir, pivotaient lentement sur leurs selles en regardant à travers la fente de leurs capuchons rabattus. Des poteaux, installés à la hâte, portaient des corps enchaînés et noircis, penchés au-dessus de braises refroidies. Plus rien ne semblait vivre dans la ville à l’exception des corneilles criardes et des assassins en noir.
Roumata parcourut la moitié du chemin les yeux fermés. Il étouffait, son corps roué de coups le faisait affreusement souffrir. Étaient-ce là des hommes ? Qu’avaient-ils d’humain ? Les uns se laissaient tuer en pleine rue, les autres restaient chez eux à attendre docilement leur tour. Avec cette seule pensée : n’importe qui sauf moi. La froide cruauté de ceux qui tuaient et la tranquille soumission de ceux qu’on tuait, voilà ce qui était le plus effrayant. Dix hommes paralysés de terreur attendaient passivement qu’un autre ait choisi sa victime et l’exécute calmement. Les âmes de ces hommes étaient souillées, et chaque heure d’attente docile les souillait un peu plus. En ce moment même, dans ces maisons tapies, naissaient invisiblement des crapules, des dénonciateurs, des assassins ; des milliers d’hommes, malades de peur, jusqu’à la fin de leur vie, apprendraient sans pitié la peur à leurs enfants et aux enfants de leurs enfants. Je n’en peux plus, se répétait Roumata, je vais devenir fou, je vais devenir comme eux, bientôt je cesserai définitivement de comprendre pourquoi je suis ici … Je dois me reposer, ne plus penser à tout cela, me calmer …
« … À la fin de l’année de l’Eau, ainsi nommée depuis le nouveau calendrier, les phénomènes centrifuges devinrent considérables dans l’ancien Empire. Les mettant à profit, le Saint-Ordre, représentant de fait des intérêts des groupes les plus réactionnaires de la société féodale, qui s’efforçaient, par tous les moyens, de s’opposer à la dissipation … » — Et l’odeur des cadavres qui brûlent, vous la connaissez ? Vous avez déjà vu une femme nue, éventrée, couchée dans la poussière de la rue ? Vous avez vu une ville dont les habitants se taisent et où seules crient les corneilles, vous, petits garçons et petites filles à naître, devant le stéréoviseur des écoles de la république communiste d’Arkanar ?
Sa poitrine heurta un objet dur et pointu. Une longue lance, au fer soigneusement ébréché, lui pressait le torse. Un cavalier noir lui barrait le passage et le regardait sans mot dire à travers la fente de son capuchon, sous lequel on apercevait une bouche aux lèvres minces et un petit menton. Il fallait faire quelque chose, mais quoi ? Le jeter à bas de son cheval ? Non. Le cavalier recula sa lance pour frapper. Ah ! Oui !.. Roumata leva nonchalamment la main gauche et, retroussant sa manche, découvrit le bracelet de fer qu’on lui avait donné au sortir du palais. Le cavalier l’examina, releva sa lance et passa son chemin. « Au nom du Seigneur », dit-il sourdement avec un accent bizarre. « En Son nom », murmura Roumata. Il dépassa un autre cavalier, qui essayait d’atteindre avec sa lance un joyeux diablotin de bois, sculpté sur la corniche d’un toit. Au premier étage, derrière un volet à demi arraché, une grosse figure, livide de peur, apparut furtivement. Ce devait être un de ces boutiquiers qui, trois jours auparavant, hurlait avec enthousiasme, une chope de bière à la main, « Hourra pour don Reba ! » et écoutait avec délices le grondement des bottes cloutées sur la chaussée. Hé, grisaille, grisaille … Roumata se détourna.
Que se passe-t-il chez moi, pensa-t-il tout à coup en pressant le pas. Il courait presque en arrivant. La maison était intacte. Deux moines, assis sur les marches, le capuchon rejeté en arrière, offraient au soleil leurs têtes mal rasées. En le voyant, ils se levèrent. « Au nom du Seigneur », dirent-ils ensemble. « En Son nom, répondit Roumata. Que cherchez-vous ici ? » Les moines s’inclinèrent, les mains croisées sur le ventre. « Vous êtes arrivé, nous partons », dit l’un d’eux. Ils descendirent les marches et s’éloignèrent sans se presser, le dos rond, les mains enfouies dans leurs manches. Roumata les regardait partir et se souvenait d’avoir vu mille fois dans les rues ces humbles silhouettes en longues tuniques noires. Mais alors, leurs épées ne traînaient pas dans la poussière. Aveugles ! Nous avons été aveugles ! Quel plaisir c’était pour les personnes de qualité d’accoster un moine seul, d’échanger des gaudrioles par-dessus sa tête ! Et moi, imbécile, jouant les ivrognes, je les suivais en riant à gorge déployée. Je me réjouissais que l’Empire ne soit pas au moins gagné par le fanatisme religieux … Mais que pouvait-on faire ? Oui, que pouvait-on faire ?
« Qui est là ? demanda une voix chevrotante.
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