La lame, très large, faisait un bruit sinistre en décrivant des cercles étincelants au-dessus de la tête du baron. Celui-ci frappait l’imagination. Il y avait en lui quelque chose d’un hélicoptère de transport dont les rotors tournent à vide. Après l’avoir entouré de trois côtés, les Gris furent obligés de s’arrêter. L’un d’eux eut le malheur de tourner le dos à Roumata et celui-ci, se penchant par-dessus la table, l’attrapa au collet, le renversa sur le dos, dans un plat de rogatons et le frappa au-dessous de l’oreille. Le Gris ferma les yeux et ne bougea plus. Le baron cria.
« Égorgez-le, don Roumata, j’achève les autres ! »
Il va tous les tuer, se dit Roumata contrarié.
« Écoutez, dit-il aux Gris, nous n’allons pas nous gâcher mutuellement notre soirée. Vous ne pouvez pas tenir contre nous. Jetez vos armes et allez-vous-en.
— Ah ! mais non alors ! objecta le baron furibond. Je veux me battre ! Qu’ils se battent ! Battez-vous donc, sacrebleu ! »
À ces mots, il s’avança sur les Gris en faisant tourner de plus en plus vite son épée. Les Gris reculaient, pâlissant à vue d’œil. Ils n’avaient certainement jamais vu d’hélicoptère de transport. Roumata sauta par-dessus la table.
« Attendez, mon ami, dit-il. Nous n’avons aucune raison de nous battre avec ces gens-là. Leur présence vous déplaît ? Alors, ils vont partir.
— Sans arme, nous ne partirons pas », fit, maussade, l’un des lieutenants. « Nous en prendrions pour notre grade, je suis de patrouille.
— Bon, fichez le camp avec vos armes, accorda Roumata. Les couteaux au fourreau, les mains sur la tête, passez un par un ! Et pas de sales coups ! Je vous réduis en miettes !
— Comment pouvons-nous partir ? s’enquit avec irritation le capitaine au long visage. Ce seigneur nous bouche le passage !
— Et je le boucherai », dit avec entêtement le baron.
Les jeunes aristocrates éclatèrent d’un rire fort vexant.
« Bon, dit Roumata, je vais tenir le baron et vous, partez vite, je ne pourrai pas le tenir longtemps ! Hé ! vous ! à la porte, libérez le passage !.. Baron », dit-il, en étreignant la vaste taille de Pampa, « il me semble, mon ami, que vous avez oublié un détail important. Cette glorieuse épée, vos aïeux ne l’utilisaient que pour de nobles combats. Car il est dit : “Ne tire pas l’épée dans une taverne.” »
Une expression pensive apparut sur le visage du baron qui continuait à faire tournoyer son arme.
« Mais je n’ai pas d’autre épée, dit-il, d’un ton irrésolu.
— À plus forte raison, répliqua Roumata, d’un air entendu.
— C’est votre avis ? » Le baron hésitait toujours.
« Vous le savez mieux que moi !
— Oui, vous avez raison. » Il leva les yeux sur son poignet agité d’un mouvement frénétique. « Le croiriez-vous, don Roumata, je peux faire ça deux ou trois heures de suite sans me fatiguer le moins du monde ! Ah ! pourquoi ne me voit-elle pas en ce moment ?
— Je lui dirai », promit Roumata.
Le baron soupira et laissa retomber son épée. Les Gris, le dos courbé, filèrent. Pampa les suivit du regard.
« Je ne sais pas, je ne sais pas, dit-il d’un ton hésitant. Qu’en pensez-vous, j’ai bien fait de ne pas les raccompagner à coups de pieds dans le derrière ?
— Vous avez été parfait, assura Roumata.
— Bon, dit le baron, remettant son épée au fourreau. Puisque nous n’avons pas réussi à nous battre, maintenant nous avons le droit de boire et de grignoter quelque chose. » Il tira par les pieds le lieutenant gris couché sans connaissance sur la table et dit d’une voix de stentor :
« Hé ! la patronne ! Du vin et de quoi manger ! »
Les jeunes aristocrates s’approchèrent et le félicitèrent poliment de sa victoire.
« Ce n’est rien, rien du tout, dit avec bonhommie le baron. Six voyous chétifs et poltrons, comme tous les boutiquiers. Au Fer à cheval doré, j’en ai étendu deux douzaines … Quelle veine, dit-il à Roumata, que je n’aie pas eu sur moi mon épée de combat alors ! J’aurais pu la dégainer dans le feu de l’action. Et bien que le Fer à cheval ne soit pas une taverne, mais une simple gargote …
— Certains disent aussi : “Ne tire pas l’épée dans une gargote.”
La patronne apporta de nouveaux plats de viande et de nouvelles cruches de vin. Pampa retroussa ses manches et se mit au travail.
« Au fait, dit Roumata, qui étaient ces trois prisonniers que vous avez libérés au Fer à cheval ?
— Libérés ? » Le baron cessa de mâcher et regarda Roumata. « Mais mon noble ami, j’ai dû mal m’exprimer, je n’ai délivré personne. Ils étaient en état d’arrestation, c’est une affaire qui regarde l’État. Pour quelle raison les aurais-je libérés ? Il y avait là un gentilhomme, un grand couard, certainement, un vieux lettré et un serviteur …
— Oui, bien sûr », dit tristement Roumata.
Le baron devint soudainement écarlate et roula des yeux terrifiants.
« Quoi ! Encore ! » rugit-il.
Roumata se retourna. À la porte, se tenait don Ripat. Le baron pivota en renversant des bancs et en faisant tomber des plats. Don Ripat regarda Roumata d’un air entendu et partit.
« Je vous demande pardon, baron, dit Roumata en se levant. Le service du roi …
— Ah … fit Pampa, déçu. Je vous plains ; moi, je n’aurais pris du service pour rien au monde. »
Don Ripat attendait derrière la porte.
« Quoi de neuf ? demanda Roumata.
— Il y a deux heures, fit don Ripat d’un ton bref, sur ordre du ministre de la Sécurité, don Reba, j’ai arrêté et conduit à la Tour Luronne doña Okana.
— Oui.
— Doña Okana est morte il y a une heure, elle n’a pas résisté à l’épreuve du feu.
— Oui.
— Officiellement, elle était accusée d’espionnage. Mais … » Don Ripat se troubla et baissa les yeux. « Je crois … Il me semble …
— Je comprends. »
Don Ripat leva sur lui des yeux coupables.
« Je ne pouvais rien faire.
— Cela ne vous concerne pas », dit Roumata d’une voix sourde.
Les yeux de don Ripat redevinrent impénétrables. Roumata le congédia d’un signe de la tête et revint dans la salle. Le baron achevait un plat de seiches farcies.
« Du vin d’Estor ! dit Roumata. Et qu’on en apporte encore ! » Il s’éclaircit la voix. « Amusons-nous, amusons-nous, sacrebleu … »
Quand Roumata revint à lui, il s’aperçut qu’il se trouvait au milieu d’un grand terrain vague. Une aube grise se levait, au loin des coqs lançaient des cocoricos criards, des corneilles croassaient en tournoyant au-dessus d’un amoncellement peu engageant, il flottait une odeur d’humide et de pourri. Le brouillard de son esprit se dissipait rapidement, la sensation familière d’hyperlucidité, de netteté des perceptions lui revenait, un goût de menthe amer fondait agréablement sur la langue. Les doigts de la main droite lui cuisaient. Il approcha de ses yeux son poing serré. La peau des jointures était éraflée, le poing tenait serré un tube de kasparamide, puissant remède à l’empoisonnement par l’alcool, dont la Terre prévenante avait muni ses envoyés sur les planètes arriérées. Avant de sombrer dans l’abrutissement le plus total, inconsciemment, instinctivement presque, il avait dû avaler le contenu du tube, ici même, dans le terrain vague.
L’endroit lui était familier : il avait devant lui la tour noircie de l’Observatoire ; à gauche les tours de guet du palais royal, fines comme des minarets, se dessinaient dans la pénombre. Roumata aspira profondément l’air frais et humide et prit le chemin de la maison.
Le baron Pampa s’en était donné à cœur joie cette nuit-là. Accompagné d’une troupe de gentilshommes désargentés qui avaient très vite perdu toute apparence humaine, il avait accompli une gigantesque tournée dans les cabarets d’Arkanar, avait bu jusqu’à sa somptueuse ceinture, faisant un sort à une invraisemblable quantité d’alcool et de nourriture, après avoir provoqué dans les rues pas moins de huit bagarres. En tout cas, Roumata se souvenait distinctement de huit bagarres auxquelles il avait essayé de mettre fin pour éviter qu’il y eût mort d’homme. Après, ses souvenirs étaient complètement flous. De ce flou émergeaient tantôt des gueules de forbans, le couteau entre les dents, tantôt le visage hébété et triste du dernier gentilhomme désargenté que le baron essayait de vendre comme esclave dans le port, tantôt le grand nez d’un Iroukanais furieux, exigeant avec colère que les nobles seigneurs lui rendissent ses chevaux.
Читать дальше