Il s’arrêta devant un édifice bizarre, on aurait dit une tour penchée, et je mis du temps à comprendre que c’était les ruines du vaisseau Pélican. Maintenant je voyais avec mes propres yeux quel terrible choc il avait subi lors de sa chute, et ce que lui avaient fait de longues années passées sur cette planète. Le spectacle n’était pas des plus réjouissants. Entre-temps, le Petit s’en approcha lentement, jeta un regard dans le trou béant de la trappe — pour un instant l’écran sombra dans une obscurité totale, puis il contourna aussi lentement le malheureux astronef. Il stationna de nouveau devant la trappe, leva sa main et appuya sa paume noire aux doigts écartés contre le bord rongé par l’érosion. Il resta ainsi une minute environ, se remit à bourdonner et à gronder, et il me sembla que de petits filets de fumée bleuâtre s’élevaient de sous ses doigts. Il finit par détacher ses mains et recula d’un pas. Sur le revêtement mort, noirci, se voyait distinctement une empreinte en relief — une main aux doigts écartés.
— Toi alors, mon grillon du foyer, prononça la riche voix de baryton.
— Mon lapin bleu !.. enchaîna une tendre voix féminine.
— Zika ! chuchota presque le baryton. Mon petit Zika chéri !
Le bébé pleura.
L’empreinte de la paume s’écarta subitement de côté et disparut. À présent sur l’écran on apercevait un flanc de montagne — le granit sillonné de fissures, de vieux éboulements, des éclats de pierres pointues étincelant de leurs facettes cassées, des plans d’une herbe chétive et drue, des crevasses d’un noir insondable. Le Petit escaladait la pente, nous voyions ses mains qui s’accrochaient à des protubérances, des cailloux granuleux descendaient par saccades vers le bas de l’écran, nous entendions sa respiration égale et bruyante. Puis le mouvement devint souple et rapide, j’eus des taches devant les yeux, le flanc de la montagne s’éloigna soudain, chutant quelque part de côté et nous perçûmes le rire du Petit, brusque, rauque, qui s’arrêta sur-le-champ. Le Petit volait, c’était indiscutable.
Un ciel gris lilas luisait sur l’écran ; vers son bord puisaient je ne sais quelles loques troubles et opaques, tels des morceaux de mousseline poussiéreuse. Le soleil lilas éblouissant traversa lentement l’écran, la mousseline poussiéreuse recouvrit le tout et s’évapora aussitôt. Nous vîmes au loin en bas un plateau nappé d’une brume mauve, les cicatrices effroyables de gorges sans fond, des pics invraisemblablement aigus, coiffés de neiges éternelles — un monde glacial sans joie s’étirant au-delà de l’horizon, mort, craquelé, hérissé. Puis nous distinguâmes le genou puissant, laqué à en lancer des reflets, du Petit suspendu au-dessus de l’abîme et sa main noire fortement agrippée à un rien palpable. À franchement parler, à cet instant je cessai de croire mes yeux et vérifiai si l’enregistrement suivait bien son cours. Il le suivait. Mais Wanderkhouzé aussi semblait perplexe ; quant à Maïka, elle plissait ses paupières, incrédule, et tournait la tête dans tous les sens comme si son col la gênait. Seul Komov, immobile, gardait un calme absolu, assis, les coudes appuyés sur la console, le menton posé sur ses doigts entrelacés.
Le Petit était déjà en train de tomber. Le désert pierreux s’approchait à une vitesse fantastique, pivotant légèrement autour d’un axe invisible, et l’on comprenait où cet axe partait, vers une fissure noire qui avait fendu le champ brun encombré de débris de rochers. La fissure grandissait, s’élargissait, l’un de ses bords éclairé par le soleil semblait poli et totalement vertical ; il ne pouvait même pas s’agir d’en voir le fond — un noir absolu y régnait. Le Petit plongea en flèche dans ce noir ; l’image disparut, et Maïka, tendant la main, augmenta la puissance. Mais même alors on n’arrivait à rien discerner sinon des bandes grises indéterminables qui ruisselaient sur l’écran. Puis le Petit émit un hurlement strident, et le mouvement s’arrêta. « Il s’est tué ! » pensai-je, épouvanté. Maïka saisit mon poignet et le serra de toutes ses forces.
Des taches troubles immobiles se profilaient sur l’écran, les alentours étaient gris et noirs, on entendait des sons étranges — un glougloutement, un craquettement rauque, un sifflement. Le contour noir et familier d’une main aux doigts écartés surgit et disparut. Les taches troubles flottèrent, s’interchangeant : le craquettement et le glougloutement tantôt s’amplifiaient, tantôt s’atténuaient ; un petit feu orange s’alluma et s’éteignit, puis encore un et encore un … Quelque chose rugit brièvement et fut rattrapé par une suite d’échos. « Envoyez l’infra », ordonna Komov entre ses dents. Maïka saisit la manette de l’amplificateur infrarouge et le tourna jusqu’au bout. L’écran s’éclaircit immédiatement ; néanmoins, je ne comprenais toujours rien.
L’espace entier s’emplissait d’un brouillard phosphorescent. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas d’un brouillard ordinaire, on y devinait une structure, semblable à une coupe d’un tissu organique vu sous un microscope mal réglé. Dans ce brouillard structuré se laissaient entrevoir par endroits des condensations plus claires ainsi que des tas de grains sombres qui pulsaient. L’ensemble paraissait suspendu dans l’air, parfois cela s’estompait complètement, puis se manifestait à nouveau. Le Petit, lui, marchait à travers comme si tout ça n’existait pas ; il marchait, ses mains luisantes aux doigts écartés tendus devant lui ; le brouillard qui l’enveloppait glougloutait, sifflait, ruisselait, émettait un tic-tac sonore.
Il marcha ainsi un moment, et nous mîmes du temps à remarquer que le dessin de la structure pâlissait et fondait ; bientôt il ne resta sur l’écran qu’une lueur laiteuse et les contours à peine visibles des doigts écartés du Petit. C’est alors qu’il s’arrêta. Nous le comprîmes parce que les sons ne s’approchaient ni ne s’éloignaient plus. Ces mêmes sons. Toute une avalanche, toute une cascade de sons. Grondements rauques, marmonnements de basse, piaillements étranglés … quelque chose éclata et s’envola en éclaboussures résonnantes … bourdonnement, grincement, coups de cuivre … Puis dans cette lueur égale percèrent des taches sombres, des dizaines de taches sombres, grandes et petites ; initialement troubles, elles acquéraient des contours de plus en plus précis, devenaient semblables à quelque chose d’étonnamment connu. Soudain je trouvai. C’était totalement impossible, mais désormais je ne pouvais chasser cette pensée. Des gens. Des dizaines, des centaines de gens, une foule entière alignée en ordre précis et offerte à la vue comme si on la regardait légèrement d’en haut … À cet instant quelque chose se produisit. L’espace d’une fraction de seconde l’image devint absolument nette. Du reste, cela dura trop peu de temps pour qu’on pût voir quoi que ce fût. Immédiatement après un cri désespéré jaillit, l’image se retourna et s’évanouit définitivement. Aussitôt, Komov, fou de rage, lança :
— Pourquoi avez-vous fait cela ?
Devant l’écran mort Komov se tenait debout, anormalement droit, ses poings serrés appuyés contre le tableau de commande. Il regardait Maïka. Elle était pâle, mais calme. Elle se leva aussi et à présent se trouvait face à face avec Komov. Elle ne disait rien.
— Que s’est-il passé ? s’enquit prudemment Wanderkhouzé. Apparemment lui non plus ne comprenait rien.
— Ou bien vous êtes une criminelle ou bien … (Komov s’arrêta.) Je vous révoque du groupe de contact. Interdiction de quitter l’astronef, d’entrer au poste de pilotage et au poste DMA. Sortez d’ici.
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