L’émetteur tinta et se débrancha ; je m’attaquai au radiogramme. Wanderkhouzé entra, poussant devant lui une petite table à roulettes. Sans le moindre bruit, avec une adresse extraordinaire qui aurait fait honneur au cyber le plus qualifié, il posa le plateau avec des assiettes près du coude droit de Komov. Komov remercia distraitement. Je me versai un verre de jus de tomate, le bus et m’en versai un autre.
— Et la salade ? demanda Wanderkhouzé, chagriné.
Je secouai la tête et prononçai dans le dos de Komov :
— J’ai tout terminé. Puis-je disposer ?
— Oui, répondit Komov sans se tourner. Ne quittez pas l’astronef.
Dans le couloir, Wanderkhouzé m’annonça :
— Maïka est en train de déjeuner.
— Fichue hystérique, lançai-je, hargneux.
— Au contraire. Je dirais qu’elle est calme et contente. Et pas une trace de repentir.
Nous entrâmes ensemble dans le mess des officiers. Maïka, installée à table, mangeait un potage et lisait un livre.
— Salut, prisonnière, fis-je, m’asseyant devant elle avec mon verre.
Maïka se détacha de son livre et me regarda, un œil plissé.
— Comment ça va du côté des supérieurs ? s’enquit-elle.
— Il est dans une douloureuse méditation, répondis-je en l’examinant. Il décide s’il faut te faire pendre immédiatement à la vergue avant, ou bien t’amener jusqu’à Douvres où l’on te pendra à une chaîne.
— Et quoi de neuf à l’horizon ?
— Sans changement.
— Oui. Maintenant il ne viendra plus.
Elle le prononça avec une satisfaction évidente. Ses yeux brillaient, gais et hardis, comme tantôt. Je bus du jus de tomate et louchai sur Wanderkhouzé. La mine contrite, il ingurgitait ma salade. Soudain il me vint à l’esprit que notre commandant était aux anges de ne pas avoir à commander notre joyeuse compagnie.
— Oui. Il semblerait que tu nous as saboté le contact, continuai-je.
— J’avoue, répliqua brièvement Maïka, et elle replongea dans son livre. (Seulement elle ne lisait pas. Elle attendait la suite.)
— Espérons que la situation n’est pas si grave que ça, avança Wanderkhouzé. Espérons que ce n’est qu’une complication de plus.
— Pensez-vous que le Petit reviendra ? demandai-je.
— Je pense que oui. (Wanderkhouzé soupira.) Il aime trop poser des questions. Et à présent il en a un tas de nouvelles. (Il finit la salade et se leva.) Je vais au poste de pilotage, annonça-t-il. En vérité, c’est une bien vilaine histoire. Je te comprends, Maïka, mais je ne te justifie aucunement. Tu vois, ce sont des choses qui ne se font pas …
Maïka garda le silence, et Wanderkhouzé s’en alla, poussant la petite table devant lui. Dès que ses pas s’éteignirent, j’interrogeai, m’efforçant de parler poliment, mais sévèrement :
— Tu l’as fait exprès ou par hasard ?
— À ton avis ? riposta Maïka, fixant le livre.
— Komov a pris la faute sur lui.
— C’est-à-dire ?
— Il se trouve que la lampe-flash a été allumée à cause de sa négligence.
— Charmant.
Maïka posa son livre et s’étira. Un geste magnifique.
— C’est tout ce que tu trouves à répondre ?
— Et que veux-tu, au juste ? Un aveu sincère ? Le repentir ? Les larmes versées sur ton épaule ?
Je bus une autre gorgée de jus. Je me retenais.
— En premier lieu je voudrais savoir : ça a été exprès ou par hasard ?
— Exprès. Plus loin ?
— Plus loin j’aimerais entendre pourquoi tu l’as fait.
— Pour mettre fin une fois pour toutes à cette chose inqualifiable. Plus loin ?
— Quelle chose inqualifiable ? De quoi parles-tu ?
— Parce que c’est révoltant ! jeta avec force Maïka. Parce que c’est inhumain. Parce que je ne pouvais pas rester, les bras croisés, à contempler cette comédie ignoble devenir une tragédie. (Elle jeta violemment son livre.) Et ne me lance pas ces regards fulgurants ! Je n’ai pas besoin qu’on prenne ma défense ! Ah, qu’il est généreux ! Le préféré du docteur Mboga ! Quoi qu’il en soit, je m’en vais ! J’irai dans une école et j’enseignerai aux gamins comment saisir à temps par la manche ces fanatiques des idées abstraites et les crétins qui leur font écho !
J’avais l’intention louable de maintenir un ton poli, correct jusqu’à la fin. Mais là ma patience vint à son terme. À vrai dire, côté patience, chez moi, ça ne va pas très loin.
— C'est insolent ! criai-je, ne trouvant pas les mots. Tu es insolente ! Insolente !
Je tentai de boire une autre gorgée, seulement il s’avéra que mon verre était vide. Sans m’en rendre compte, je l’avais sifflé en entier.
— Plus loin ? enchaîna Maïka avec un sourire méprisant.
— Terminé.
Je scrutais sombrement mon verre vide. En effet, je n’avais plus rien à dire. J’avais dépensé mes cartouches. Apparemment, je n’étais pas venu voir Maïka pour éclaircir le problème, mais simplement pour lui passer un savon.
— Si c’est tout, va au poste de pilotage embrasser ton cher Komov. Et par la même occasion Tom et tes autres trucs cybernétiques. Mais nous, tu vois, nous sommes des gens : rien de ce qui est humain ne nous est étranger.
Je repoussai mon verre et me levai. La conversation n’avait plus de raison d’être. Tout était clair. J’avais eu une camarade et voilà que je ne l’avais plus. Eh bien, je n’en mourrais pas.
— Bon appétit.
Je me dirigeai vers le couloir, les jambes raides. Mon cœur battait la chamade, mes lèvres tremblaient d’une manière dégoûtante. Je m’enfermai dans ma cabine, m’écroulai sur la couchette et enfouis mon nez dans l’oreiller. Dans le vide amer et insondable qui emplissait ma tête tournoyaient, se heurtaient et éclataient des mots non prononcés. C’est bête. Bête !.. Bon, d’accord, tu n’aimes pas cette entreprise. On ne peut pas faire plaisir à tout le monde ! Finalement, on ne t’a pas invitée, tu t’es retrouvée ici par hasard, alors conduis-toi décemment ! Vu que tu ne piges rien aux contacts, intendante de malheur … Relève tes fichus croquis et suis les ordres ! Que comprends-tu des idées abstraites ? Du reste, où les as-tu vues, ces idées abstraites ? Aujourd’hui une idée est abstraite et demain, sans elle l’histoire s’arrêtera … Bon, admettons qu’elle te déplaît. Refuse alors ! Ça allait si bien, on venait à peine de se lier d’amitié avec le Petit, un gars si merveilleux, intelligent comme pas un, avec lui on aurait pu déplacer les montagnes. Intendante. Et cela s’appelle une amie ! Voilà qu’il n’y a plus ni Petit, ni amie. Komov aussi, en a fait de belles : il fonce à la façon d’un tout-terrain, sans se soucier de ce qu’il écrase, ne demande de conseils à personne, n’explique rien convenablement … Eh non, m’entraîner encore une fois à participer à un contact — mon œil ! Dès que ce remue-ménage se termine, je dépose immédiatement une demande pour le projet Arche-2, avec Vadik, avec Tania, avec Ninon-la-grosse-tête, à la fin des fins. Je bosserai comme une bête, sans jacasseries, sans me laisser distraire par quoi que ce soit. Plus de contacts ! Sans m’en apercevoir je sombrai dans un sommeil si profond que même un coup d’arquebuse ne m’aurait pas réveillé, comme disait mon arrière-grand-père. Il ne faut pas oublier que les deux derniers jours je n’avais pas seulement dormi quatre heures. Wanderkhouzé eut un mal de chien à me secouer. C’était mon tour de quart.
— Et Maïka ? demandai-je, encore somnolent, mais je me rattrapai aussitôt. D’ailleurs, Wanderkhouzé fit semblant de ne pas m’avoir entendu.
Je pris une douche, m’habillai et me rendis au poste de pilotage. Les sensations désagréables de tout à l’heure m’envahirent de nouveau. Je n’avais envie de parler à personne, ni de voir personne. Wanderkhouzé me passa la garde et s’en alla dormir, m’informant que rien ne se passait autour du vaisseau et que Komov me remplacerait d’ici six heures.
Читать дальше