Charlie dut demander à Nassiv de bien vouloir répéter sa dernière phrase qu’il n’avait pas entendue, tant il était plongé dans l’émerveillement que lui causait la beauté de cette œuvre d’art, sa technique et son fini, et par-dessus tout son symbolisme. Le petit adulte agenouillé devant l’immense enfant pour l’adorer, le visage empreint de ravissement devant la gigantesque silhouette dressée devant lui et aspirant elle-même à quelque chose de plus haut… Quelque part…
— Je disais que ce four-là, je ne pourrais pas te le montrer, reprit Nassiv.
Toujours sous le charme, Charlie entreprit d’examiner de plus près l’admirable travail, se demandant si, peut-être, il n’avait pas été passé au four par fragment avant d’être monté. Mais non, pas le moindre joint de la base au sommet. Le socle lui-même, représentant un gros massif de fleurs et en présentant les couleurs variées, semblait avoir été passé au four en même temps que le reste !
« Eh bien, se dit Charlie, eux aussi l’utilisent, le fameux champ-A ! Je m’étais trompé… »
Nassiv dit alors :
— Nous l’avons sculpté ici même et passé au feu sur place. Grocide et moi en avons fait le plus gros, à l’exception des fleurs qui ont été faites par les enfants. Plus de deux cents gosses ont passé au tamis l’argile nécessaire et l’ont travaillée de manière à ce qu’elle ne se fracture pas au feu.
— Et… vous avez construit votre four tout autour !
— Nous avons bâti trois fours… Un pour la sécher que nous avons détruit après pour peindre la statue ; un second ensuite pour cuire les couleurs que nous avons détruit pour passer la dernière couche de vernis ; et le troisième pour la cuire.
— Que vous avez détruit et jeté…
— Non, pas jeté. Nous nous sommes servi des briques pour le sol de l’atelier. Mais, l’aurions-nous jeté que… ça en valait la peine…
— Oui, dit Charlie, ça en valait la peine… Dis-moi, Nassiv… qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Nous l’avons appelé « Le Créateur », répondit Nassiv. (En ledom le mot signifiait en même temps « celui qui accomplit ». « Le fabricant »).
L’adulte adore l’enfant et l’enfant adorant quelqu’un… d’autre.
— Le Créateur ?
— Les parents font l’enfant. L’enfant fait les parents.
— L’enfant quoi ?
Nassiv rit, de ce rire dépourvu d’intentions moqueuses ou malignes qui semblait venir si naturellement aux habitants de Ledom.
— Écoute : qui diable pourrait jamais devenir parent sans l’aide d’un enfant ?
Charlie partagea son rire mais, comme ils s’éloignaient, il regarda par-dessus son épaule en direction de la radieuse céramique et sut que Nassiv aurait pu en dire plus. Et Nassiv lui-même, comme s’il l’avait compris, lui toucha le coude et dit doucement.
— Viens, je crois que tu comprendras mieux un peu plus tard.
Charlie s’arracha au spectacle mais ses yeux restaient pleins de l’admirable composition qui illuminait le jardin. En traversant l’atelier, Charlie se demanda pourquoi l’enfant était plus grand que l’adulte.
… Il sut qu’il avait parlé à voix haute quand Nassiv, pénétrant dans le living-room, et s’emparant par hasard du même enfant qu’il avait saisi en sortant, et lui faisant subir le même traitement qu’à l’aller jusqu’à ce qu’il s’en étrangle de rire, lui répondit :
— Mais… c’est la vérité, tu sais…
Bien sûr… « grand » pouvait avoir le même sens moral en ledom… Oh, et puis, il aurait bien le temps d’y penser… Les yeux brillants, il examina les visages de ceux qui étaient présents dans la pièce et son cœur se serra brusquement : on ne devrait jamais découvrir une chose pareille tout en étant privé de la joie de la faire découvrir à quelqu’un à son tour…
Philos comprit et dit :
— Il a vu ta statue, Grocide, et il ajouta : Charlie Johns, merci.
Charlie fut profondément touché et heureux mais, incapable de voir briller ses propres yeux, il se demanda pourquoi diable on le remerciait.
* * *
La Brute se met en marche vers le lit, les épaules en avant, la démarche chaloupée, menaçante. Sur le lit, elle se tapit craintive dans son déshabillé diaphane…
« Ne me faites pas mal ! » hurle-t-elle avec un accent italien marqué, et, aussitôt, la caméra, devenue la Brute elle-même, effectue un travelling avant échevelé en direction du lit. Tous les scarabées de chair et de sang bien rangés dans leurs scarabées de chrome et d’acier parqués devant l’écran gargantuesque du cinéma drive-in, battent des paupières et commencent à tambouriner au rythme de cette chair et de ce sang. Ah, vraiment, le néon bande autour des machines à pop-corn et les phares de toutes les bagnoles, encore qu’éteints, en sont exorbités !
Quand la caméra s’est assez rapprochée pour que cela devienne possible sans déchaîner les ciseaux d’Anasthasie — car, cette saison, le décolleté est profond mais l’aréole est hors de question ! — la grosse main de la Brute s’abat pour une horrible baffe brûlante sur la joue éburnéenne de la Belle (et la musique elle aussi devient horriblement brûlante) puis la main de la Brute quitte l’écran et l’on entend la protestation navrante de la soie que l’on déchire. Toujours en gros plan, douze mètres quatre-vingt trois centimètres de joli visage apeuré, que la caméra — ou la Brute — commence à contraindre de reculer lentement pour se presser contre l’oreiller de satin, sur quoi l’ombre sinistre de la tête de la Brute vient couvrir le joli visage avec la précision implacable de l’éclairage hollywoodien manié par un bon technicien.
« Ne me faites pas mal ! Ne me faites pas mal ! »
Derrière le volant de son automobile, Herb Raile finit quand même par se rendre compte que quelque chose cloche. Une lutte sourde se déroule hors champ, sur sa droite. Tandis que Karen dort comme un ange sur la banquette arrière, Davy qui d’ordinaire, à une heure pareille, parcourt le pays des songes, est indiscutablement éveillé. Jeanette lui a porté une immobilisation à la nuque et, de l’autre main, tente de lui cacher les yeux. Davy utilise l’avant-bras de sa mère comme une barre fixe et tente de s’y hisser tandis que tous deux, malgré cet exercice violent, perdent le moins possible l’écran de leurs yeux avides.
Herb Raile, perdant le moins possible l’écran de ses yeux avides, évalue rapidement la situation et dit sans tourner la tête :
— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ?
— Ce n’est pas un spectacle pour un enfant, siffle Jeanette, un peu hors d’haleine, sans qu’on sache trop à laquelle des deux causes attribuer son essoufflement.
« Ne me faites pas mal ! » hurle à tout casser la Belle sur l’écran géant avant qu’un spasme n’engloutisse son visage dont les yeux se ferment et dont la bouche geint : « Mmmm — mmm — ah-h-h-h — Mmmm… Fais-moi mal, fais-moi mal, fais-moi mal… »
— Tu me fais mal ! hurle à tout casser et à son tour Jeanette dans le bras de qui Davy vient de planter sauvagement les dents.
— Je veux voir !
— Fais ce qu’on te dit ou je vais te ! aboie Herb, impérieux sinon impérial, les yeux fixés sur l’écran.
Lequel est en train de consacrer ses trois cent cinquante mètres carrés de polychromie en deux dimensions trois quarts à exposer succinctement en une série de flash-back tonitruants que la Belle et la Brute, ô malentendu ! étaient mariés depuis toujours mais l’ignoraient à la suite d’un imbroglio de nature à valoir une promotion foudroyante au scénariste le plus méprisé. Quand elle a appris ça, la Belle l’explique à la Brute avec les accents de la passion — qui n’effacent nullement son accent italien — et ils se jettent l’un sur l’autre derechef pour se livrer enfin à des débordements consciemment légaux, sanctionnés par le lien sacré du mariage… Sur ce, dans un hurlement de couleurs et de trompettes, la lumière revient, l’écran disparait et le public à demi aveugle s’échoue comme une épave molle sur la grève terne de l’ici et du maintenant… Hinc et nunc…
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