Doucement mais d’une voix claire, il lança trois notes rapides : do, sol, mi…
Et comme si les notes avaient été trois balles colorées, envoyées à trois enfants, trois enfants les reprirent — chacun une, de sorte que lancées sous forme d’arpège, elles furent reprises en chœur sous forme d’accord. Et voilà qu’un enfant — et Charlie vit lequel, un gamin qui se tenait debout dans l’eau jusqu’à la ceinture — modifia l’une des notes : do, fa, mi… arpège puis accord, et, sitôt après, ré, fa, mi… puis encore fa, do, la… Et ainsi de suite en une progression modulée de sixième augmentée en neuvième augmentée, jusqu’à une septième fragile appelant la tonique mais aboutissant au relatif mineur. À la longue, l’arpège fut perdu en tant que tel et le chœur se rétablit.
— C’est… vraiment beau, soupira Charlie.
Il aurait voulu trouver, pour le dire, des mots aussi beaux que la musique qu’il entendait et se méprisait un peu d’en être incapable.
Philos annonça joyeusement.
— Voilà Grocide !
Grocide, enveloppé d’une cape écarlate que seul un ruban maintenait autour de sa gorge, était apparu sur le seuil de la ferme. Il regarda dans leur direction, fit un signe du bras et lança les trois notes que Philos avait chantées (et qui furent aussitôt reprises par les enfants pour subir le même traitement que précédemment) puis il rit.
Philos expliqua à Charlie.
— Il nous indique qu’il nous a reconnus dès qu’il a entendu ces trois notes. (Il éleva la voix.) Grocide ! Tu peux nous recevoir ?
Grocide leur adressa un joyeux signe d’acquiescement et ils dévalèrent la pente de la colline. Grocide prit un enfant dans ses bras et vint à leur rencontre. Il avait assis l’enfant sur ses épaules et le petit glapissait de joie, jetant des coups de pied aux plis flottants de la cape écarlate.
— Ah, Philos ! Tu as amené Charlie Johns ! Venez, venez, tous les deux ! Content de vous voir !
Charlie s’étonna de voir Grocide et Philos s’embrasser. Quand Grocide s’approcha de lui, il lui tendit assez raidement la main. Comprenant aussitôt, l’autre s’en saisit, la pressa puis la relâcha presque instantanément.
— Je te présente Anave, dit Grocide en chatouillant la joue de l’enfant avec ses cheveux.
Le petit se mit à rire, enfouit son visage dans l’épaisse chevelure, en sortit un œil rieur qu’il plissa en direction de Charlie, lequel se mit à rire à son tour.
Ils pénétrèrent ensemble dans la maison. Portes automatiques ? Éclairage sans source ? Plateau à thé jaillissant de placards invisibles ? Ascenseurs transparents ?
Non.
La pièce était presque suffisamment rectangulaire pour satisfaire un œil qui, Charlie s’en rendit compte, commençait à mourir d’envie d’apercevoir une ligne droite. Le plafond était bas et soutenu par des poutres apparentes, et l’atmosphère était fraîche. Rien du baiser hygiénique et insipide de l’air conditionné, mais toute la fraîcheur que dispensent des fenêtres à demi masquées de vigne vierge, des plafonds bas et des murs épais. Et ici il y avait de vraies chaises — l’une de bois poli à la main, trois autres, plus rustiques, faites d’espèces de lianes épaisses et rigides, plantées dans des rondins. Le sol était dallé de pierres plates, jointoyées avec une espèce de ciment rouge, et recouvert de tapis rustiques tissés à la main. Sur une table basse, trônait une gigantesque coupe tournée dans une bille de bois dur et un service composé d’un pichet et de sept ou huit chopes de terre cuite. La coupe contenait une salade de noix, de fruits et de légumes artistement disposés en étoile.
Des tableaux ornaient les murs, peints de couleurs vives et fraîches, terriennes — verts, bruns, orangés, jaunes teintés de rouge et rouges teintés de bleu, des fleurs et des fruits mûrs. La plupart étaient agréablement figuratifs, mais il y en avait quelques-uns d’abstraits. Une composition retint particulièrement l’attention de Charlie. On y voyait deux Ledom, l’un debout, en premier plan semblant regarder par dessus son épaule en direction du second, tassé en arrière-plan comme en proie à quelque douleur ou maladie inconnue. Toute la scène était étrangement brouillée et l’on avait l’impression très forte de la percevoir à travers des yeux emplis de larmes.
— Je suis très heureux que tu aies pu venir.
C’était le second directeur de Celui des Enfants, Nassiv, qui se tenait près de lui en souriant. Charlie s’arracha à la contemplation du tableau et découvrit le Ledom, vêtu d’une cape identique à celle de Grocide, qui lui tendait la main. Il la serra brièvement et dit :
— Moi aussi ! J’aime beaucoup cet endroit.
— Nous nous en étions plutôt douté, répondit Nassiv. Ce n’est pas trop différent de ce à quoi tu étais habitué, je parie.
Charlie aurait pu s’en tirer d’un signe de tête affirmatif mais ici, avec ces gens, il désirait être aussi honnête que possible.
— Trop différent, hélas ! de la plupart de ce à quoi j’étais habitué ! précisa-t-il. Nous avions des endroits comme celui-ci, ici et là. Mais vraiment pas assez.
— Assieds-toi. Nous allons casser une petite croûte maintenant. Pour garder la forme, presque rien. Plus tard, nous ferons un véritable festin.
Grocide emplit des écuelles de terre cuite et les fit passer, tandis que Nassiv versait dans les chopes un liquide doré. C’était, découvrit Charlie, une boisson assez forte mais à la saveur de miel, probablement quelque hydromel, frais mais non glacé, qui laissait un arrière-goût épicé et donnait un léger coup de fouet. La salade, qu’il mangea à l’aide d’une fourchette de bois dur polie comme du satin et munie de deux dents courtes et étroites et d’une dent large et allongée dont l’un des rebords était coupant, était délicieuse de onze façons, à la manière des onze ingrédients qu’elle contenait. Il lui fallut se contrôler sévèrement pour éviter a) de bâfrer, b) d’en redemander aussitôt.
Les convives bavardaient. Charlie ne prenait guère part à leur conversation, mais il remarqua la courtoisie avec laquelle tous s’ingéniaient à aborder des sujets qui pouvaient l’intéresser ou lui permettre de participer et, à tout le moins, à réduire au minimum les échanges qui l’excluaient. Fredon avait eu des problèmes de doryphores de l’autre côté de la colline, là-bas. Avez-vous vu le nouveau procédé que Dregg a mis au point ? Bois incrusté de céramique, on jurerait que les deux sont passés au four ensemble. Le gosse de Eriu s’est bêtement cassé la jambe. Et pendant tout ce temps, les enfants ne cessaient d’entrer et de sortir, sans jamais rien interrompre, mais passant à toute vitesse pour recevoir qui une noix, qui un fruit, qui une autorisation (sollicitée dans un souffle) qui encore un renseignement — Ylliou dit qu’une libellule c’est une espèce d’araignée ! (Non, aucun arachnide n’est pourvu d’ailes, voyons). Dans un éclair de soie jaune, le gamin a disparu, remplacé aussitôt par une minuscule et minaudière créature entièrement nue qui claironne : « Grocide a une drôle de tête ! » (toi aussi). Dans un éclat de rire argentin, la puce disparaît.
Charlie, tout en s’efforçant de manger lentement, observait Nassiv qui, presque allongé dans un profond fauteuil, cherchait à extraire une écharde de sa main. Cette main, quoique gracieuse, était large et vigoureuse, et suivant le travail de l’aiguille qui piquait la peau à la base du médium, Charlie fut frappé d’y apercevoir une large callosité. La peau de la paume et de l’intérieur des doigts était aussi rugueuse que celle d’un pêcheur au chalut. Un instant, Charlie rapprocha ce fait de la cape écarlate et des activités « artistiques » de Nassiv mais il se rappela vite qu’ici, c’étaient ses propres idées et habitudes d’esprit qui étaient déplacées, déséquilibrées. Il n’en demanda pas moins en frappant le bras massif du fauteuil rustique :
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